« Une affaire de famille » du japonais Hirokazu Kore-Eda a remporté la Palme d’or du festival de Cannes 2018. Le film, en salle cette semaine, met en scène une famille bricolée où, malgré les vices et les misères de ses membres, a pu jaillir une forme presque mystique et joyeuse d’abandon à l’instant présent.Ce sera peut-être pour certains une découverte puisque c’est le rôle d’une palme cannoise de révéler au plus grand public un cinéaste. Le japonais Kore-Eda, déjà six fois cannois, a remporté en mai dernier le mythique trophée pour sa septième sélection en treize films. Kore-Eda a souvent été comparé à son compatriote Ozu pour son minimalisme, mais il est avant tout un des plus grands cinéastes contemporains, dont l’art des plans et de la mise en scène fait montre d’une délicatesse et d’une sensibilité rares.
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Métaphysique et familial
Il y a deux veines dans le cinéma de Kore-Eda qui se superposent parfois. Une veine métaphysique qui est sans doute celle de ses chefs d’œuvre les plus impressionnants (Maborosi, premier film très nouvelle vague sur le thème du deuil, After Life, méditation d’une poésie incomparable sur la vie après la mort, Air Doll qui est une réflexion toute en pudeur sur l’âme et le corps à travers les tribulations d’une poupée sexuelle) ; et puis une veine familiale, proche d’un certain néo-réalisme européen, dont on peut retenir le bouleversant Tel père tel fils. Dans cette ligne, certains films sont plutôt intimistes comme Notre petite sœur, d’autres ont une vision de critique sociale. C’était le cas de Nobody knows, à ce jour son film le plus connu en France, pour avoir mis en scène un fait de société : la vie en autogestion de quatre enfants abandonnés par leurs parents.
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Une affaire de famille se situe dans cette catégorie. Kore-Eda met en scène une famille bien particulière où le père (Lily Franky que l’on retrouve avec bonheur dans le même rôle de père immature que dans Tel père, tel fils) est un parasite qui survit en volant dans les supermarchés et apprend le métier à son fils. Une mère qui fait les poches des vêtements des clients dans la blanchisserie où elle travaille. Une fille qui se produit déguisée en écolière dans un peep-show, selon un fantasme très prisé au Japon. Tout ce petit monde entassé dans la masure de la grand-mère (l’extraordinaire Kiki Kilin, morte cet été, que le public français avait découvert dans Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase). En dépit de cette misère sociale, cette famille hors-normes respire la joie et la bonne humeur. À tel point que lorsqu’une petite fille battue par ses parents débarque chez eux, ils la recueillent sans autre formalité. On aura compris que la famille n’est pas très légaliste, mais au Japon, cela s’appelle, comme dans beaucoup de pays, un enlèvement.
Une ode à la vie
On ne racontera pas la suite pour que le spectateur puisse comme nous être saisi par le changement de perspective. Ce que l’on peut dire est qu’à la faveur d’un événement inattendu, le gant va se retourner et l’envers du décor apparaître. La force du film est que Kore-Eda nous a tellement embarqué, d’une façon absolument intègre et sans nous manipuler, dans une empathie naturelle pour cette famille, que nous somme obligés de nous poser tout une série de questions morales qui surgissent au fil du film sans succomber au prisme de notre jugement. Le grand art de Kore-Eda est de n’en profiter pour délivrer aucun autre message que celui-ci : les lois sont incapables à juger le cœur de l’homme, ce qui tombe bien car on ne leur demande pas cela.
Pour le reste, il ne s’agit pas, comme l’ont écrit bêtement les Inrocks, d’une vision de la famille opposée à La Manif pour tous ! Justement, Kore-Eda n’est pas dans un tel registre idéologique. Mais par le cinéma, il montre qu’une même réalité peut être vue sous un autre point de vue. Il laisse le spectateur libre de penser ce qu’il veut. Il montre simplement que, par-delà le cynisme, les lâchetés, les mesquineries, les bassesses des différents personnages, une famille complètement bricolée a pu exister au cœur de toutes ces misères, expérimentant la joie d’être ensemble dans une forme presque mystique d’abandon à l’instant présent. Et que cette expérience, condamnable selon la loi positive et contestable selon la morale, est une ode à la vie dans ce qu’elle a de plus beau : faire naître une rose dans la tourbe dans laquelle nous pataugeons tous à notre tour.