Faible lueur d’espoir en vue pour le rétablissement de l’unité chypriote. Le retour des chrétiens chassés du nord de l’île sous occupation turque n’est pas pour demain.Le lundi 12 novembre, deux nouveaux points de passage ont été ouverts sur la ligne de démarcation qui divise Chypre en deux parties depuis 1974. Au nord, la partie du territoire chypriote occupée par l’armée turque et au sud les régions libres du pays. Ces deux points de passage s’ajoutent aux sept déjà existants. Cette nouvelle ouverture intervient après une rencontre entre le président de la République de Chypre, Nicos Anastasiades, et le dirigeant chypriote turc, Mustafa Akinci, à la fin du mois d’octobre à Nicosie.
L’ouverture de ces deux nouveaux points de passage va faciliter la circulation des Chypriotes au sein de l’île. Il s’agit aussi d’une mesure de confiance, visant à promouvoir le rapprochement entre les deux communautés chypriotes, en attendant une éventuelle reprise du processus des négociations en vue de la réunification, le tout sous l’égide de l’ONU. Cela ne constitue néanmoins pas la solution du problème de la division de l’île. Actuellement, l’émissaire du secrétaire général de l’ONU mène des investigations auprès des parties intéressées afin de reprendre les négociations en vue de la réunification du pays dans le cadre d’une fédération bicommunautaire et bizonale.
La domination britannique
Pour comprendre la situation actuelle de Chypre, il faut remonter un peu dans le temps. L’île de Chypre est située au carrefour de trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Toutes les puissances qui ont dominé le monde connu à l’époque, ont, d’une manière ou d’une autre, contrôlé Chypre. Sans remonter à l’époque préhistorique, rappelons de manière succincte la situation chypriote depuis la domination britannique (1878-1960).
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Avant l’occupation britannique, l’île faisait partie de l’Empire ottoman (depuis 1571). Selon la convention de 1878 entre l’Empire ottoman — alors en grande difficulté à cause d’une série de défaites face à l’Empire russe — et la Grande-Bretagne, cette dernière se chargeait de l’administration de l’île qui faisait officiellement encore partie de l’Empire ottoman. C’est en 1914 que la Grande-Bretagne annexa l’île, suite à la position en faveur des forces de l’axe de l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale. En 1923, par le traité de Lausanne, la Turquie renonçait à tout droit sur Chypre. Cette dernière était déclarée dans la foulée colonie de la Couronne (1925).
Dès leur arrivée à Chypre, les Britanniques ont mis en place certaines institutions « représentatives », dans lesquelles ils faisaient la distinction entre Chypriotes grecs et turcs sur la base de la religion : tous les musulmans étaient recensés comme Chypriotes turcs et tous les chrétiens comme Chypriotes grecs.
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Au milieu du XXe siècle, l’espoir des Chypriotes d’obtenir l’autodétermination accordée à d’autres pays durant la période de l’après-guerre était brisé par les Britanniques. Ces derniers considéraient Chypre comme une île d’une grande importance stratégique, rouage primordial dans l’axe des possessions britanniques allant de Gibraltar, passant par Malte et Chypre, traversant le Moyen Orient (Irak) et aboutissant aux Indes. Depuis la fin des années 1920, le paysage politique de Chypre était constamment dominé par la question nationale avec l’émergence de la demande des Chypriotes grecs d’union de l’île avec la Grèce — l’enosis. Cette demande revînt avec force après la Seconde Guerre mondiale.
L’indépendance
Parallèlement, la Turquie, à l’instigation de la Grande-Bretagne, créa l’organisation paramilitaire de défense turque (TMT – Türk Mukavemet Teşkilatı). L’objectif turc était de contrôler la communauté chypriote turque et ses dirigeants et de promouvoir la politique de partition de l’île. La Grande-Bretagne appliqua en réalité le fameux adage « diviser pour régner ». En jouant la carte des différences entre les deux principales communautés chypriotes, elle espérait garder ses privilèges sur l’île. Devant le refus constant des Britanniques d’accéder à leurs revendications, les Chypriotes grecs se soulèvent en 1955 sous la houlette de l’E.O.K.A (Organisation nationale des combattants chypriotes). Cette lutte dure jusqu’en 1959. La fin de la guerre d’indépendance fut marquée par les accords dits de Zurich-Londres.
Selon ce traité, Chypre devenait une République indépendante (16 août 1960). La jeune République devenait dans la foulée membre des Nations-unies, du Conseil de l’Europe et du Commonwealth. La Grande-Bretagne conservait deux bases militaires souveraines sur l’île, représentant les 2,7% du territoire chypriote.
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Néanmoins, certaines dispositions des accords de Zurich et de Londres ainsi que de la Constitution de 1960 (imposés en réalité au peuple de Chypre) ont conduit à des conflits internes et à des ingérences étrangères. La Constitution elle-même mettait l’accent sur les différences entre les Chypriotes grecs et turcs, encourageant de ce fait les tendances séparatistes. Le pouvoir politique était partagé entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs dans la proportion de 7 à 3. La communauté chypriote turque (18% de la population) bénéficiait ainsi d’une représentation de 30% au sein du gouvernement et dans toutes les institutions de l’État. De plus, la communauté chypriote turque disposait du droit de veto sur des questions importantes (un seul exemple pour illustrer cette situation : le président chypriote grec et le vice-président chypriote turc, élus par leur communauté respective, disposaient tous les deux, du droit de veto).
Vers la partition
En outre, un Traité de garantie était-il adjoint à la Constitution, faisant de la Grande-Bretagne, de la Turquie et de la Grèce des pays garants de l’indépendance, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’île. Les malheurs que l’île a connus par la suite sont dus en grande partie à ce Traité… Les Chypriotes grecs étaient déterminés à renforcer l’unité de l’État, tandis que les dirigeants chypriotes turcs, sous la houlette de la Turquie, cherchaient à obtenir la ségrégation ethnique et la séparation géographique.
La Constitution octroyée à Chypre s’est avérée impossible à appliquer en de nombreux points et les blocages empêchaient l’État de fonctionner normalement. Lorsque le président de la République, Mgr Makarios, propose en 1963 quelques amendements afin de faciliter le fonctionnement de l’État, la Turquie, suivie par la communauté chypriote turque, provoque des troubles entre les deux communautés principales de l’île. Les premières menaces turques d’invasion de l’île ont suivi. L’objectif déclaré de la Turquie et des dirigeants de la communauté chypriote turque était la partition de l’île et le rattachement d’une partie à la Turquie. Quelques jours plus tard, on assistait à la révolte armée contre l’État d’une partie extrémiste des Chypriotes turcs et au début des violences intercommunautaires. Les ministres chypriotes turcs quittent le gouvernement, les parlementaires et les fonctionnaires font de même et, à l’instigation de leur direction, une partie des Chypriotes turcs s’auto-concentre dans des enclaves échappant au contrôle du gouvernement.
L’invasion de 1974
En juillet 1974, la Turquie, utilisant comme prétexte le coup d’État contre le président Makarios, envahit Chypre. Depuis cette date, les 36,2% du territoire de la République de Chypre — c’est-à-dire la partie nord de l’île — est sous occupation militaire turque. Les deux communautés, qui vécurent mélangées pendant plus de 300 ans sur l’ensemble du territoire de l’île, furent artificiellement séparées. Environ 170.000 Chypriotes grecs — un quart de la population totale de l’île — furent expulsés de force de cette zone dans laquelle ils constituaient la majorité écrasante de la population et sont devenus des réfugiés dans leur propre pays (voir carte infra).
En outre, près de 200.000 colons de Turquie (en plus de l’armée d’occupation d’environ 40.000 soldats), sont transplantés illégalement sur la partie occupée de Chypre, dans le but de modifier la démographie de l’île et de maintenir le statu quo de la division. Ils se voient octroyer les propriétés usurpées aux Chypriotes grecs chassés. Dans le même état d’esprit, la partie occupée de Chypre est le lieu d’un massacre culturel à grande échelle. Le nettoyage ethnique opéré en 1974 fut accompagné du « nettoyage » culturel. Sites archéologiques, musées, églises (plus de 500), monastères, châteaux, bibliothèques, collections privées : rien n’échappent aux pilleurs. L’objectif étant d’effacer le caractère millénaire, hellénique et chrétien, de ce territoire.
De nombreuses églises ont été transformées en mosquées, d’autres détruites ou transformées en musées, en centres culturels eu tout simplement en dépôt de marchandises. L’exemple de l’Église de Sainte-Anastasie en est une illustration flagrante. Cette église du XIXe siècle, située près du village de Lapithos, a été transformée en hôtel avec une piscine dans la cour et un casino.
L’Église de Chypre et le gouvernement du pays tentent de rapatrier les trésors repérés à l’étranger. Je ne cite ici que l’exemple le plus récent : le 18 novembre 2018 une mosaïque byzantine exceptionnelle, fragment d’une des fresques volées dans l’église de Panayia Kanakaria après l’invasion turque en 1974, a été rapatriée à Chypre. Cette fresque représentant saint Marc a été rendue aux autorités chypriotes par un expert d’art néerlandais, après une chasse au trésor de plusieurs années qui l’a conduit jusqu’à Monaco.
La question religieuse
Le christianisme orthodoxe est la religion la plus importante sur l’île. Les chrétiens orthodoxes sont pour la plupart chypriotes grecs (environ 80% de la population totale de l’île). Le christianisme s’implanta à Chypre sous Auguste. En 45, Paul et Barnabé (natif de l’île) accompagnés tous deux de l’évangéliste Marc, débarquèrent à Salamine afin d’y prêcher la nouvelle foi. Ils réussirent à convertir au christianisme le proconsul romain gouverneur de l’île.
Les musulmans, et notamment les musulmans sunnites, sont dans leur grande majorité membres de la communauté chypriote turque. Cette communauté (environ 18% de la population totale) s’est constituée d’abord de soldats ottomans et des populations ottomanes, installés sur l’île à partir du XVIe siècle et la conquête ottomane. La communauté comprend également des chrétiens convertis à l’islam durant cette période. D’autres communautés chrétiennes plus petites, représentant environ 1% de la population totale de Chypre sont reconnues par la constitution chypriote et ont un représentant — élu par chacune d’elles — au Parlement du pays. Ces minorités sont les maronites, les latins et les arméniens.
Le problème chypriote n’a jamais été un problème religieux : le multiculturalisme et le multiconfessionnalisme de la société chypriote étaient acceptés très largement. Néanmoins, le contrôle de plus en plus important qu’exerce la Turquie sur la partie du territoire chypriote qu’elle occupe ne présage rien de bon ; les tentatives d’islamisation de ce territoire sont de plus en plus visibles, aussi bien physiquement (45 nouvelles mosquées construites ces dix dernières années sur un territoire qui représente environ le tiers de la Corse et qui possédait déjà de nombreux lieux de culte musulmans) qu’intellectuellement, avec l’envoi d’enseignants Turcs et le développement, entre autres, des écoles religieuses — les imam hatip — sur le modèle turc. Inutile de rappeler que la présence massive de colons turcs, largement plus nombreux actuellement que les Chypriotes turcs, y contribue également.
La population chypriote qui vivait mélangée dans les villes et villages du pays a été contrainte par la force de se déplacer et de se concentrer dans des régions pratiquement homogènes. Il ne reste actuellement qu’un peu moins de 500 Chypriotes grecs dans la partie occupée de Chypre (dans la région du Karpas) qui survivent tant bien que mal. Les Chypriotes turcs, qui vivaient au sud de l’île, sont partis en 1974 sous la menace de la Turquie. Il ne reste actuellement que quelques centaines d’entre eux dans cette partie de l’île.
Perspectives d’avenir
Les négociations pour la solution au problème chypriote se sont déroulées de manière intermittente depuis 1975, sous les hospices des Nations-unies, sans résultat tangible. Le dernier acte de ses négociations s’est déroulé de la fin juin au début juillet 2017, à Crans Montana, en Suisse ; un accord paraissait à la portée des négociateurs, d’autant plus que, pour la première fois, les trois pays garants de l’indépendance de Chypre étaient présents, aux côtés des Chypriotes, des Nations-unies et de l’Union européenne. Tous les espoirs ont été refroidis par le président turc Recep Tayyip Erdogan insistant sur les garanties turques et sur la présence ad vitam aeternam de l’armée turque d’occupation à Chypre, choses inacceptables pour les Chypriotes.
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L’ouverture de points de passage sur la ligne de démarcation, comme toutes les mesures de confiance contribuent, certes, à faciliter le contact entre les Chypriotes de toutes origines et croyances. Il s’agit d’actes positifs. Néanmoins, cela ne doit pas masquer le vrai problème, celui de l’occupation étrangère. Une solution juste et viable, permettant à tous les Chypriotes d’exercer et de jouir de leurs droits humains est la seule perspective viable pour Chypre.
Il ne faut néanmoins pas oublier que la clef de la solution se trouve à Ankara, qui ne paraît pas, pour le moment, disposé à agir. Au contraire, elle souhaite maintenir Chypre sous sa coupe indéfiniment.