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Le paradoxe de l’engagement chrétien

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BERTRAND GUAY - AFP

Jean-Noël Dumont - publié le 23/09/18

Si tout pouvoir vient de Dieu, aucun pouvoir humain n’est absolu. C’est le paradoxe de l’engagement chrétien, qui appelle à la fois le respect du pouvoir temporel et la plus totale liberté de conscience.

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Il y a toujours de quoi reprocher aux chrétiens dans la Cité. On peut leur reprocher de rêver encore d’une théocratie, on peut leur reprocher de prêcher la soumission à l’ordre établi. Mais on peut encore, à la manière des anticléricaux du début du XXe siècle, les suspecter d’être des citoyens peu sûrs qui ont une double appartenance et ne seront jamais totalement loyaux.

On le voit par exemple dans les débats violents concernant les vœux monastiques. Pourquoi les anticléricaux s’en prenaient-ils aux ordres religieux ? On dénonçait dans les vœux une démission de sa liberté, une soumission à laquelle aucune conscience ne devrait consentir, mais on y dénonçait aussi un don de soi plus radical que ce que toute Cité pouvait exiger. Comment seraient-ils loyaux ? Les régimes révolutionnaires et fascistes ont d’ailleurs, en retour, solennisé des prestations de serment par lesquelles le sujet fait don total de soi au chef.


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Or ces deux griefs, soumission et insoumission, sont fondés. Ils disent dans leur contradiction même le « paradoxe » de l’engagement chrétien dans la Cité. Ce paradoxe se noue en quelques versets du Nouveau Testament, mais une étude plus étendue pourrait bien montrer leurs sources vétérotestamentaires :

« Que toute âme se soumette aux pouvoirs établis car il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont imposés par Dieu » (Rm 13,1).« Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt, 22,1).« Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, s’il ne t’était donné d’en haut » (Jn, 19,11).« Soumettez-vous, à cause du Seigneur, à toute institution humaine que ce soit le roi comme souverain ou les gouverneurs envoyés par lui pour châtier les malfaiteurs et louer les bienfaisants » (1P, 2,13-14).

Ce qui fonde relativise

Ces versets qui nous étonnent signifient d’abord que le pouvoir n’est pas sans raisons et que — par là — on n’obéit pas sans raisons. Les raisons sur lesquelles est fondée une autorité sont aussi celles devant lesquelles elle doit rendre raison. Croit-on que Pilate soit flatté d’apprendre que son pouvoir vient de Dieu ? Cela fait de lui un serviteur et donne une gravité extrême à toute décision.


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Jamais l’idée selon laquelle le pouvoir vient de Dieu n’aurait pu justifier une théocratie, car si le pouvoir est fondé il ne peut être absolutisé. Tout pouvoir vient de Dieu ? Ou plutôt : il n’est de pouvoir que de Dieu ? D’un même geste c’est fonder le pouvoir et le relativiser. On sait que les théories de la souveraineté et du pouvoir « absolu » (= délié) se développent dans la Modernité, qu’elles trouveront leur aboutissement le plus logique chez Hobbes qui ne voit pas d’autre raison au pouvoir que la nécessaire composition des forces qu’aucune fin n’oriente. Ainsi le pouvoir ne pourrait être absolu que là où la « force de la volonté » imprime aux forces naturelles une finalité qui ne relève d’aucune loi supérieure.

Il est bon pour un chrétien de penser que le pouvoir est fondé en même temps que relativisé. Cela le préserve des tentations esthétisantes d’un « anarchisme chrétien » souvent séduisant mais qui apparaît comme une posture boudeuse de marginalité impuissante. Tout pouvoir vient de Dieu ? Voilà aussi qui devrait rendre humble son exercice. Cela ne signifie pas qu’on obéit à Dieu quand on obéit aux pouvoirs en place, mais que le pouvoir a été voulu pour le bon ordre des choses. La première épître de Pierre le dit : cet ordre n’a d’autre but que de permettre une conduite honnête.

Autonomie du politique

Il y a donc une légitimité et une autonomie du politique, ce qui fait par exemple qu’un chrétien peut bien, là où il est, se soumettre à un souverain infidèle : « Le droit divin qui vient de la grâce ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison naturelle. » Dans sa réalité l’exercice du pouvoir n’est pas dans l’ordre hurlé par un chef dont les subordonnés sont des marionnettes, c’est le plus souvent la prudente composition qui tente de mettre de l’ordre dans une réalité complexe. Le mot « ordre » plutôt qu’un impératif devrait être réservé à cet exercice prudent qui vise à la paix dans une collectivité. Il s’agit de rendre possible la paix par la gestion raisonnable des biens communs. Les sept derniers commandements du décalogue, ceux qu’observe le jeune homme riche, n’ont rien de spécifiquement chrétien, ils concernent la loi commune, ils portent sur les choses que nous détenons en commun. Qui les observe est un honnête homme. Ainsi l’absolu ne déréalise pas le relatif, il lui donne au contraire toute sa gravité. Les chrétiens ne peuvent monter sur une colline, se rassembler dans une arche, et abandonner le monde à ses dérives.


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Ainsi, parce qu’il est fondé, le pouvoir est-il relatif en même temps que sérieux. Voilà pourquoi aussi les chrétiens passeront pour des traîtres potentiels qui refusent de se donner entièrement au souverain, qui veulent bien obéir mais ne consentent pas à vénérer. Si Martin a quitté l’armée romaine, ce n’est pas par pacifisme mais parce que le soldat devait prêter serment (sacramentum) à l’empereur. Celse, Machiavel, Rousseau… on ne compte pas les écrivains qui ont déploré l’affaiblissement des vertus civiques engendré par la foi chrétienne.

Des étrangers résidents

Il n’y a que l’absurde qui puisse exiger une soumission aveugle. Sachant que « tout pouvoir vient de Dieu » un chrétien ne devrait jamais se soumettre aux vénérations de la terre, du sang, du chef. S’il rend à César ce qui est dû à César c’est pour ne pas rendre à César ce qui est dû à Dieu. L’épître à Diognète qui, à la fin du IIe siècle, décrit la tenue des chrétiens dans la cité, dit qu’ils « résident chacun dans sa propre patrie mais comme des étrangers domiciliés ». Et plus loin : « Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. » Passager en ce monde, il en assume la responsabilité avec d’autant plus de justesse qu’il ne sacralise aucun de ces biens relatifs dont il reconnaît l’importance. On peut bien, parce que c’est une condition de la liberté, défendre un territoire mais le nomade, lui, ne peut sacraliser aucune terre. N’est-ce pas la faute des Hébreux d’avoir identifié la « Terre promise » au territoire d’un royaume ? Dans la Genèse, le mot Hébreux désigne toujours des hommes séjournant en étrangers dans un pays…


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Ainsi L’épître à Diognète décrit-elle la conformité des chrétiens aux usages du lieu où ils résident, conformité accompagnée d’une seule réserve : ils n’abandonnent pas les nouveaux-nés ! Ainsi le texte peut-il dire en même temps que les chrétiens ne se distinguent pas des autres citoyens et qu’ils ont « leur propres constitution » (politeia). Leur obéissance en acquiert aussitôt un air impertinent : en poursuivant des fins ultimes ils reconduisent les lois et coutumes à leur signification. La responsabilité politique des chrétiens devrait être de constamment rapporter les lois à leur fin ultime qui est le Salut. On connaît l’ironie de Hobbes qui détourne l’expression de « salut du peuple » en l’assimilant à la seule sécurité.

La liberté religieuse, première des libertés

Il est constant, par exemple, que les chrétiens ont prié et prient pour les responsables politiques, y compris ceux qui leur sont hostiles. S’il arrive, et ce n’est pas sans beauté, que l’on voit quelque président s’agenouiller, l’assemblée politique, elle, ne prie jamais, mais elle doit bien supporter qu’on prie pour elle et admettre par-là que les questions ultimes de la destinée humaine se résolvent au-delà du champ politique. Ainsi, comme le dit Marcel Gauchet, le politique devrait être amené « à légitimer le religieux, en fonction de sa propre légitimité, comme ce dont il ne saurait participer ou s’inspirer, mais qui n’en représente pas moins la mesure dernière de ses entreprises ». La laïcité devient un athéisme d’État quand ce dernier revendique d’être l’unique source de légitimité.


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C’est pourquoi la liberté religieuse est la première et la plus fondamentale des libertés publiques C’est la première liberté abolie par les totalitarismes qui s’y entendent à asphyxier les âmes, car une âme dont on a étouffé les aspirations spirituelles sera aisément domestiquée, résignée à ramasser quelques pauvres satisfactions — à moins que le goût refoulé de l’absolu ne la jette dans le fanatisme… La liberté religieuse, qui est au principe de toutes les libertés, est une condition de la culture. Dans leur quête de vérité les « étrangers résidents » que sont les chrétiens ont créé les écoles et les universités, par leur refus des fatalités ils ont créé les hôpitaux, ces terres qui leur sont étrangères, ils les ont défrichées et enrichies. Savoir que cette histoire est inachevée mais que s’y joue notre salut donne la ressource de s’ébrouer de toutes les résignations.

La seule Internationale prophétique

Revenons alors à saint Paul. Comment peut-il écrire dans l’épître aux Éphésiens (VI, 1) « esclaves obéissez à vos maîtres d’ici-bas », alors qu’il affirme dans l’épître aux Galates (III, 28) : « Il n’y a pas d’esclave ni d’homme libre […], vous êtes un dans le Christ Jésus » ? Le bourgeois voltairien dont Flaubert place les propos sentencieux dans la bouche de monsieur Homais, à l’article Christianisme du Dictionnaire des idées reçues répond : « A émancipé les esclaves. » Comment cela est-il possible alors qu’on ne voit aucun Spartacus traverser le Nouveau Testament ? C’est que maîtres et esclaves communient à la même table !… non sans difficultés comme on le devine dans l’Épître de Jacques.




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L’Église est politique parce qu’elle est fondée et rassemblée par l’Eucharistie, seul repas commun. Ainsi l’Église est-elle le corps politique présent en cette histoire. L’expression de « corps du Christ » désigne inséparablement le Christ présent dans le pain partagé et l’assemblée qui le partage. La liturgie manifeste que nos corps sont voués à d’autres cérémonies que les défilés, que l’humanité se reconnaît dans un autre récit que les légendes patriotiques. Il faut le dire alors : l’eucharistie forme la seule Internationale prophétique et en effet subversive de tout ordre établi.

Dire que « tout pouvoir vient de Dieu », c’est ainsi donner à la vie des Cités son plein sérieux. C’est pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu qu’il faut rendre à César son impôt. Répondant au piège qui lui est tendu : faut-il payer l’impôt à César ? Jésus demande qu’on lui montre une pièce, gravée à l’effigie de César. Payer l’impôt c’est reconduire l’effigie à son modèle. Ainsi, parce que l’homme est créé « à l’image de Dieu » qu’il faut reconduire tout visage à son modèle. Cette réponse est faite par celui dont ses interlocuteurs viennent de dire qu’il ne juge pas les gens à leur faciès (prosopon) ! Et, quelques jours plus tard, c’est au nom de l’amitié pour César qu’ils feront condamner Jésus !

Cet article est une synthèse de la communication de l’auteur au colloque « Quel engagement dans la cité ? » organisé en juin 2018 par les jeunes du diocèse de Paris au collège des Bernardins. Pour en savoir plus, cliquez sur ce lien.


  1. Tel est le mot proposé par Emilie Tardivel dans son excellent livre Tout pouvoir vient de Dieu, un paradoxe chrétien, Ad Solem 2015.
  2. Références données dans la traduction de la Pléiade, traduction Jean Grosjean.
  3. Thomas d’Aquin, IIa IIae, Q 10.
  4. A Diognète V, 5.p.63 Sources chrétiennes, 2005, p. 63.
  5. La Religion dans la démocratie, p. 99. Gallimard 1998.
  6. Dictionnaire des idées reçues, p. 305. Œuvres complètes T2, Le seuil, 1964.
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Politique
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