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Saint Augustin, première victime des « fake news »

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Giovanni Marcotullio - publié le 10/09/17

Comment la citation "La mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure" tirée du "De diligendo De" de saint Bernard de Clairvaux a-t-elle fini dans la bouche de l’évêque d’Hippone ?

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Bobards, canulars, contre-vérité, erreurs d’information ou de communication… Les fake news (ou « fausses informations ») nous échappent souvent, tant les occasions de divulguer des nouvelles imprécises, par raccourci ou gain de temps, sont devenues illimitées. Les citations inventées, surtout, sont devenues une spécialité. Comme celle-ci, largement véhiculée sur internet, des plus cocasses : « L’embêtant de Facebook c’est que tu ne peux jamais savoir quand une citation est juste ou pas », attribuée à William Shakespeare.

La « pseudo-épigraphie », ancêtre des « fake news »

Le phénomène n’est pourtant pas nouveau. De mémoire historique, cela a toujours existé. Les spécialistes parlent de « pseudo-épigraphie », souvent commise en toute bonne foi, car vue comme un moyen pour donner plus de relief à des idées auxquelles l’auteur tient particulièrement.

L’un des grands auteurs de la littérature occidentale largement cité n’est autre que saint Augustin, l’indomptable évêque d’Hippone, fort et gentil, aussi délicat et sensuel qu’ascétique et sévère, orateur très plaisant et admirable écrivain, chantre de la foi qui réchauffe le cœur et artisan d’une synthèse doctrinale hors pair (du moins dans le monde latin)… Bref, saint Augustin avait tous les atouts pour plaire. Atouts qui lui avaient déjà valu quelque « ennui éditorial », comme il le révèle lui-même dans les Retractationes :

« J’ai composé, en plusieurs années, quinze livres sur la Trinité, qui est Dieu. Mais comme je n’en avais pas encore achevé douze, et que je les retenais trop longtemps au gré de ceux qui désiraient vivement les avoir, ils me furent soustraits, étant beaucoup moins corrigés qu’ils ne devaient et pouvaient l’être quand je les aurais voulu éditer. Lorsque je l’ai su, et que j’ai appris que d’autres exemplaires étaient restés parmi nous, j’avais résolu de ne pas les publier moi-même, mais de les garder tels et d’avertir dans quelqu’un de mes autres ouvrages, de ce qu’ils étaient devenus. Cependant mes frères m’ont tellement pressé que je n’ai pu résister ; j’ai corrigé autant que je l’ai cru nécessaire ; j’ai complété et publié… » Augustin, Rétractations II, 15.1

Encore aujourd’hui, de toute évidence, les citations de saint Augustin attirent et sont largement diffusées sur les réseaux sociaux. Deux surtout sont très répandues : « Aime et fais ce que tu veux » et « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure ».

La première des deux phrases a vraiment été écrite par saint Augustin —  bien qu’après avoir pris soin de lire tout le passage, on se rend compte que le sens est pratiquement à l’opposé de celui compris au premier abord. Dans la septième homélie sur la première lettre de saint Jean, on lit en effet :

« Voyez un point sur lequel nous attirons votre attention : les actions humaines ne se distinguent les unes des autres qu’en les rapportant à la racine de la charité. Car on peut accomplir beaucoup d’actions qui ont bonne apparence, tout en ne provenant pas de la racine de la charité. Car les épines ont des fleurs elles aussi. Certaines choses paraissent dures, pénibles, mais on les accomplit pour corriger, inspiré par la charité. Ainsi voilà une fois pour toutes le court précepte qu’on te dicte : “Aime et fais ce que tu veux ! Si tu te tais, tu te tais par amour ; si tu cries, tu cries par amour ; si tu corriges, tu corriges par amour ; si tu épargnes, tu épargnes par amour. Qu’au dedans se trouve la racine de la charité. De cette racine rien ne peut sortir que de bon” ». Augustin, Commentaire de la lettre de saint Jean 7, 8

En revanche, la seconde citation n’est pas d’Augustin. Il est certain que celui-ci n’a jamais dit : « La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure ». Il aurait certes pu le dire : qui connaît d’un peu plus près l’évêque d’Hippone sait que cette question lui tient à cœur, d’un point de vue philosophique aussi. Donc, qu’il se soit interrogé, à un certain moment de son inépuisable reproduction, sur « la mesure de l’amour », n’aurait finalement rien d’étonnant.

Comment remonter à la « probable vérité » ?

Pourtant, quand vous faites une recherche sur Google, la phrase apparaît de nombreuses fois. Mais aucun des résultats est en mesure d’offrir au lecteur la citation précise et sa provenance exacte, c’est-à-dire remonter à l’œuvre dans laquelle Augustin aurait prononcé ces mots, dans quel contexte etc. Ceci devrait déjà nous mettre la puce à l’oreille car, quand il s’agit d’auteurs auteurs célèbres, sur 100 sources, la moitié indique la provenance. Si elles ne le font pas, c’est qu’il y a anguille sous roche.

Le principe est de repérer dans l’œuvre de saint Augustin les divers endroits où les mots « mesure » et « amour » reviennent en binôme. Mais celui qui paraît se rapprocher le plus du sens de la citation recherchée dit une chose complètement différente, qui est presque son contraire. On peut alors essayer de voir ce que cela donne dans la langue originale, ce qu’il ressort d’une nouvelle recherche : dans le cas présent la tache est assez simple car, bien que le latin connaisse plusieurs mots pour dire « mesure » et « amour », la phrase « mensura amoris sine mensura amare » est encore une fois en tête des mots clefs indexés par Google. Cela ne veut pas dire qu’Augustin a déjà écrit une chose pareille — ni qu’en latin cette phrase s’écrivait vraiment de cette façon.

Quel est le fort indice qui doit nous mettre la puce à l’oreille ? Le fait qu’une recherche produise certes des résultats, mais qu’aucune ne renvoie à un livre imprimé : à savoir que Google ne connaît aucun livre dans lequel cette phrase, dans ce latin-là, est reportée. Un peu étrange tout de même, quand on sait qu’Augustin est mort en l’an 430 après J.-C. et que depuis, ses livres ont été continuellement copiés, cités, interpolés et plagiés. Et personne ne rapporterait cette citation ?

Révélations

En fait, la phrase en question, c’est Bernard de Clairvaux qui l’a écrite, et non Augustin d’Hippone. On la trouve au chapitre I de son Traité sur l’Amour de Dieu (De diligendo Deo – Le devoir d’aimer Dieu), composé après 1126 mais pas au-delà des années trente du XIIe siècle. Voilà ce qu’il y est dit exactement :

« Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment on doit aimer Dieu ? Je réponds brièvement : la raison pour laquelle on aime Dieu, c’est Dieu lui-même ; et la mesure de cet amour, c’est de l’aimer sans mesure ».

Étrange. Un fan de Prince n’aurait jamais attribué à Michael Jackson une chanson de son benjamin, et l’abbé de Clairvaux n’est certes pas moins célèbre que l’évêque d’Hippone. Alors qu’a-t-il pu se passer ? Vraisemblablement — et il est important de le comprendre pour voir comment naissent certaines pseudo-épigraphies involontaires – de la façon suivante :

– D’abord quelqu’un aura lu la phrase de départ, celle de Bernard : si claire et si belle, au début de son œuvre, synthétique et puissante. Il l’aura notée et l’aura utilisée oralement ou par écrit, traduite ou en latin (peut-être bien en citant la source) ;

– Quelque lecteur/auditeur de ce premier homme aura été frappé par la phrase, au point de la mémoriser, et l’aura citée (toujours plus probablement sans indications précises) ;

– Tôt ou tard, à quelqu’un ce vide d’attribution aura commencé à peser, et il aura alors choisi – soit pour faire vite ou par conviction sincère – quelqu’un à qui attribuer la paternité de la phrase (dans ce cas Augustin) et l’aura cité en l’indiquant comme l’auteur ;

– Cette même personne, ou une autre, fait une rétroversion de la phrase pour donner plus de crédit à cette attribution (ici la rétroversion a été particulièrement trompeuse car ont été choisis les mots les plus communs pour « mesure » et «  amour », alors que Bernard de Clairvaux écrit « modus » et non « mensura ») ;

– À ce stade, il peut arriver (et cela arrive) que la phrase soit citée avec tous les critères d’officialité – en latin aussi, ou d’un pupitre, voire jusque dans la bouche d’un évêque… – et que tout le monde finisse par être sûr de sa paternité, Augustin, alors que personne ne sait indiquer dans quel texte se trouve la phrase.

À qui la faute ?

Ce n’est la faute de personne, comme n’y était pour rien Johann Amerbach, en 1506, à Bâle, quand il a donné à la presse (cette nouvelle technologie qui promettait des merveilles !) l’editio princeps des œuvres de saint Augustin, en 11 volumes. Celui-ci n’avait pas d’excellentes sources mais s’était donné beaucoup de mal, pendant des années, pour échapper à ces pseudo-épigraphies (et certains ont été très forts, entre les Ve et VIIe siècles, à chercher à écrire comme écrivait Augustin). Dans la préface du premier tome il s’adresse au patient lecteur, s’excusant avec lui si par hasard, quelque « faux » avait réussi à passer entre ses griffes : « Ne me donnez pas la faute, car j’ai fait ce que j’ai pu : donnez la faute à l’incroyable célébrité de l’auteur ».

Oui, le problème des fake news et des attributions incorrectes est aussi vieux que le mot dans la bouche des hommes, et il réapparaît à chaque fois que les moyens de la parole humaine se sont faits plus puissants. D’autres fois, comme pour cette phrase d’Augustin, la confusion et l’erreur sont probablement accidentelles. En fin de compte, ce qui est beau là-dedans, c’est qu’on ait toujours cherché à progresser dans la connaissance de la vérité.

Au fond « Qu’importe ! De toute façon, que ce soit avec des arrière-pensées ou avec sincérité, le Christ est annoncé, et de cela je me réjouis. Bien plus, je me réjouirai encore », disait saint Paul (Phil 1, 18)… même si quelqu’un attribue la citation à Mark Zuckerberg.

Article traduit et adapté de l’italien par Isabelle Cousturié

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Saint Augustin
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