Comment acclimater les nouveaux venus au régime de laïcité et battre parallèlement sa coulpe à l’infini pour des « crimes » anciens ? Notre régime de laïcité teintée de mauvaise conscience colonialiste a instauré plus de frustrations que de satisfactions. Il s’est déréglé quand, à partir des années 1980 – lorsque le regroupement familial a pris sa pleine mesure – il a fallu recevoir des populations musulmanes et les intégrer aux règles de la laïcité. Il fallait concilier notre régime de laïcité – strict dans sa conception et son application – avec une mauvaise conscience historique liée au colonialisme et à l’esclavage.
Comment acclimater les nouveaux venus au régime de laïcité et battre parallèlement sa coulpe à l’infini pour des « crimes » anciens. C’est ce mix de deux réalités qui s’est avéré impossible. Historiquement, la laïcité a su être intransigeante vis-à-vis des catholiques français et ce de 1789 à 1914. Nationalisation des biens du clergé, obligation de serment de fidélité des prêtres à la République révolutionnaire, expulsion des récalcitrants, meurtres même, dissolution des ordres religieux, imposition aux infirmières de choisir entre leurs engagements religieux et leurs engagements hospitaliers et même procès en « intelligence avec une puissance étrangère » – en l’occurrence le Vatican. Peut-on imaginer qu’un traitement de choc, comme celui qui fut administré aux catholiques par la République, puisse l’être aujourd’hui aux musulmans ? Non.
Plutôt que de recevoir et d’intégrer des populations musulmanes avec une laïcité ferme et un accueil généreux, on a préféré déployer une laïcité molle doublée d’une politique active de promotion des « minorités » et des « quartiers sensibles ». D’où des malaises en cascade. Malaise des musulmans enfermés malgré eux dans une religion défendue par des coreligionnaires trop zélés. Malaise des musulmans modérés qui ne bénéficient pas du soutien des pouvoir publics pour lutter contre les radicaux. Malaise des femmes musulmanes qui doivent subir les mœurs du quartier tant la pression sociale s’était imposée et qu’il est impossible de « vivre à la française ». Malaise aussi du reste de la population qui voit se développer ces zones urbaines plus musulmanes que françaises et qui ne se « sentent plus chez elle ».
Cette laïcité fut confrontée à la dénonciation inflationniste de « l’islamophobie ». Ce terme recouvre trois acceptions : le respect de la culture des autres par haine de la sienne propre ; la chasse aux discriminations sous toutes ses formes et une manière de rendre intouchable l’islam – envisagé comme « la religion des dominés ». Le terme « d’islamophobe », construit sur le modèle de l’antisémitisme, est devenu une construction défensive, presque hystérique, qui laisse à penser que seuls les musulmans doivent s’occuper des « affaires musulmanes » – comme on disait autrefois dans les colonies. Il faudrait donc bannir ce terme. Ajoutons qu’il empêche de prendre en considération la souffrance catholique. Le rapport de la CNCDH (commission nationale consultative des droits de l’homme) indique qu’en 2012, 543 faits ont été commis contre des symboles chrétiens (dont 191 dans des cimetières et 352 sur, ou dans des lieux de culte) alors que durant la même année, 84 sites musulmans ont été la cible de dégradation ou d’actes hostiles. Il apparaît donc que les faits antichrétiens sont plus nombreux que ceux contre l’islam. Et ce qui est vrai en 2012 l’est aussi en 2015. Or, des premiers il n’est jamais question. Les condamnations sont faibles, pour ne pas dire inexistantes, alors que sont mis en avant « la montée de l’islamophobie ».
Tout ceci nous empêche de penser la dimension politique des religions et religieuse des politiques. Nous ne pouvons pas envisager cette imbrication parfois fusionnelle. Nous la refusons. Elle est impensable, incompréhensible, inadmissible. Si nous prenions en considération la dimension religieuse des nations, des continents (ce qui irait de soi, si nous ne détestions pas nos « racines chrétiennes »), nous pourrions considérer, comme l’indique Pierre Manent, que le christianisme, en général, épouse le sort des nations, les favorise et laisse s’exprimer les cultures nationales tandis que l’islam, en général, lui, a pour forme politique privilégiée l’Empire. Si nous considérions aussi la nature religieuse des civilisations, nous devrions nous considérer comme « chrétiens » – même si la foi chrétienne n’est plus là pour une partie des Européens. Chrétiens au sens d’une empreinte chrétienne ou d’une base culturelle catholique. Le paradoxe est que pour les autres nous sommes chrétiens. Pour les musulmans, les européens sont des chrétiens. Ainsi, nous le serions pour les autres et non pour nous ! Voilà qui participe de notre cécité. Nous nous voyons ni comme nous sommes ni comme la plupart des autres nous voient. Nous voulons revêtir une « cape d’invisibilité » culturelle, identitaire et religieuse alors qu’elle ne trompe que nous même.
Damien Le Guay est philosophe. Il a rédigé, La guerre civile qui vient est déjà là, aux éditions du Cerf, qui développe les thèmes ici abordés et d’autres pour mieux comprendre les impasses de la société multiculturelle.