“Accentuons nos efforts sur des réalités sur lesquelles nous pouvons avoir une prise concrète.”
Après la tuerie de Nice et l’attentat contre l’église Saint-Étienne-du-Rouvray, il apparaît de plus en plus clairement que la France est prise dans un engrenage de guerre intérieure. Le scénario écrit par les propagateurs du jihad est clair : montée paroxysmique de la terreur, fracture entre les Français musulmans et le reste de la communauté nationale, méfiance réciproque, ensuite défiance, puis hostilité, et enfin l’affrontement. Si tout se déroule aujourd’hui selon ce script, cela ne signifie pas que l’histoire soit consommée. Les faits sont cruels mais ils nous livrent une vérité. Ils nous apprennent quelque chose de profond sur nous-mêmes, ils révèlent nos erreurs et nos insuffisances, et dessinent des nécessités.
Postmodernité et crise de civilisation
Les faits ne peuvent être dissociés de la crise de civilisation de la postmodernité occidentale. Nous ne savons plus quelles sont nos références communes : transcendance, principes de vie en société, vision et explication du monde, anthropologie sociale, culture partagée, notion du bien, etc. Cette insuffisance laisse une large place au déploiement de l’idéologie théologico-politique de l’islam radical : il paraît difficile d’intégrer des musulmans à des “valeurs” sécularisées et abstraites qui sont pour eux incompréhensibles, voire inacceptables. Il n’y aura pas de “riposte culturelle” sans un authentique travail de renouveau de notre civilisation. Si notre culture est de nouveau elle-même, elle saura se montrer attractive.
L’islam en question
- La théologie islamique du Salut
Les faits interrogent aussi l’islam lui-même, qui est confronté à la progression rapide de la culture du jihad en vue d’une conquête politico-religieuse. Des soldats de l’islam radical sont aujourd’hui capables de sacrifier leur vie à une eschatologie politico-religieuse, à une théologie du Salut. Cela leur donne une force incontestable : celui qui est prêt à mourir et n’a rien à perdre mais – dans son esprit – tout à gagner, compte un avantage décisif. Il nous semble que se déploie une théologie qui réduit le Salut à un moralisme, à une codification religieuse faite de préceptes extérieurs, le tout étant soumis à l’arbitraire d’une loi religieuse qui devient principe de totalité et englobe tout sans être capable de discerner les ordres – spirituel et temporel. Or, sans distinction des ordres, la raison ne trouve pas sa place. Hors du champ de la raison, les pulsions de violence ne peuvent se réguler.
- La question de l’Oumma
Par ailleurs, une interrogation est nécessaire sur la notion de communauté (Oumma) et son articulation avec la personne. Comment intégrer des personnes à une communauté nationale si le poids de l’Oumma obère la capacité personnelle à se déterminer en liberté et responsabilité dans le cadre de réalités sociales extérieures à l’Oumma ? De nombreux spécialistes de l’islam soulignent qu’il n’est pas possible de le penser hors de la notion d’Oumma. Il nous semble que se dessine ici une anthropologie sociale qui peine à s’agréger, à la fois avec notre vision occidentale de l’articulation entre personne et société, et à notre culture politique de l’État-nation.
Si nous voulons vivre ensemble, il est nécessaire d’ouvrir un dialogue concret sur ces questions avec nos compatriotes musulmans.
Les politiques migratoires
Il n’est pas raisonnable de dissocier les événements que nous vivons de la question des politiques migratoires. Comme le souligne l’Église, l’accueil est un devoir qui doit être proportionné à la capacité d’intégration, sociale et professionnelle bien sûr, mais aussi culturelle d’un pays. Ce n’est pas un service rendu au bien commun – et particulièrement à la paix et à la fraternité – que d’aller au-delà de cette capacité d’intégration. Il semble nécessaire d’initier de nouvelles politiques migratoires, appuyées sur le réel et non sur des idéologies ou des visées économiques purement utilitaristes.
Rôle de l’État et devoirs civiques
L’État est serviteur de la Cité. Il lui doit par-dessus tout la protection, la sécurité et de “maintenir la nation dans son être”. Or il n’assure aujourd’hui plus ses missions essentielles, ou alors de manière cruellement insuffisante. Les politiques publiques menées depuis 30 ans portent une part importante de responsabilité dans la situation actuelle. Alors même que les Français ont développé, à travers l’histoire, un lien privilégié de confiance avec l’État, l’autorité de celui-ci est désormais en crise. Elle est à refonder, sans verser dans un autoritarisme où l’État prétendrait incarner à lui seul la nation.
Toutefois, si l’on doit exiger beaucoup de l’État, particulièrement en temps de crise, on ne peut tout lui demander. D’une part parce qu’il ne peut pas tout. D’autre part parce que les citoyens eux-mêmes ont leurs propres devoirs civiques à assumer. Ce sont tous les échelons de la société qui sont appelés à un sursaut culturel et civique, à intégrer un sain esprit de défense face au danger. À cet égard, l’appel lancé par les autorités publiques aux Français patriotes pour intégrer les réserves opérationnelles nécessite une réponse généreuse des citoyens, notamment de notre jeunesse.
Le service de la Cité
L’engagement des citoyens sur les questions de sécurité ne saurait constituer le tout de la nécessaire refondation de l’esprit civique. Nous ne devons pas céder à la tentation de croire que, face à la terreur, tout le reste serait dérisoire, même si le problème de sécurité ne saurait être considéré comme un facteur conjoncturel et provisoire. Nous sommes appelés à continuer, avec sang-froid, notre travail en profondeur pour revitaliser le corps social et la chose publique dans tous les domaines (travail, éducation, famille, culture, action sociale, etc.). Ce travail en profondeur sur le temps long est plus que jamais indispensable. Il s’agit donc, non seulement de persévérer, mais encore de l’amplifier, chacun selon ses talents et sa place.
Les chrétiens ont particulièrement vocation à y prendre leur part. Le pape François a précisé, dans un entretien au quotidien La Croix, que “le devoir du christianisme est le service”. Dans les circonstances actuelles, ce service comporte une dimension sociale, dans la continuité de la tradition du catholicisme social ; et il a une dimension politique, au sens large et noble du terme. Il s’agit d’un service politique multiforme que les chrétiens ont le devoir de rendre à la France, et plus largement à l’Europe et au monde.
Continuer à vivre, c’est continuer à travailler
Il est essentiel de continuer à travailler aux processus sur le temps long dont parle si souvent le pape François. Il s’agit de ne pas nous mettre exclusivement à la remorque d’événements terribles qui donnent une sensation de chaos et nous dépassent, mais d’accentuer nos efforts sur des réalités sur lesquelles nous pouvons avoir une prise concrète, là où se situe notre champ de liberté et de responsabilité. Continuer à vivre malgré les incertitudes du temps, c’est continuer à travailler au service de la Cité.
Une espérance pour demain
“Si la conscience, selon la pensée moderne prédominante, est réduite au domaine du subjectif, où sont reléguées la religion et la morale, la crise de l’Occident n’a pas de remède et l’Europe est destinée à la régression. Si au contraire la conscience est redécouverte comme lieu de l’écoute de la vérité et du bien, lieu de la responsabilité devant Dieu et devant les frères en humanité – qui est la force contre toute dictature – alors il y a de l’espérance pour l’avenir.”
Discours de Benoît XVI, prononcé à Zagreb le 4 juin 2011.