Le vote du 23 juin 2016 est une péripétie et un simple aspect de phénomènes bien plus massifs.Le Royaume-Uni est bien mal nommé : ce sont les sujets y font la loi au suffrage universel, et l’unité y est remise en question, puisque les quatre nations qui le composent ne sont pas d’accord pour appartenir ou non à l’Europe. Le référendum qui a révélé ce désaccord n’a pas manqué d’exciter ce qu’on appelle outre-Atlantique le “commentariat”. Entendons : la classe des éditorialistes, leaders politiques et célébrités en tous genres dont la réputation s’entretient par la publication systématique de leur opinion sur tout ce dont leurs semblables parlent en même temps – avant de se polariser sur autre chose.
Car le temps ne manquera pas de ramener l’événement à des proportions loin d’être aussi sismiques que l’affirment les médias prompts à coller le label “historique” sur n’importe quoi, et qui les mobilise tous (et les nourrit grassement) à un moment donné. Il y a l’Euro de “foutebol” en cours, et bientôt le “Four de Transes”. Ensuite il y aura les campagnes électorales en Amérique puis chez nous, et enfin (ou dans l’intervalle), quasi forcément, de l’imprévu, voire de l’imprévisible déstabilisateur qui déclenche des déluges de propos sentencieux suggérant que rien n’est plus comme avant et qu’il y a de quoi se faire du souci… Ce qui, en soi, ne sera pas vraiment une nouveauté, parce que c’est pareil chaque fois qu’arrive quelque chose qui confirme que le monde n’est pas figé dans un ordre définitif. (Soit dit en passant, un peu de foi dégage bien l’horizon.)
Indépendamment de cette leçon que l’info se répand et se périme plus vite que ne s’écrit l’histoire, deux remarques peuvent être proposées sur le Brexit – dont il est vraisemblable qu’il donnera seulement lieu à de laborieuses négociations qui feront périodiquement la une pendant des années, parce qu’aucun vote ne peut supprimer les intérêts communs imposés par le voisinage dans un contexte où l’autarcie s’avère impraticable sous peine de masochisme dans le style Corée du Nord ou Albanie sous Enver Hoxha.
Un vote aussi conformiste que séparatiste
D’abord, en votant pour sortir non pas de l’Europe (ce qui serait aussi absurde que la Touraine prétendant se séparer de la France), mais de l’Union européenne telle qu’elle est actuellement, les Britanniques se sont divisés et ont compromis l’unité du royaume : Anglais et Gallois ont donné un bel argument à l’autonomisme des Écossais, dont une nette majorité (62%) a déclaré vouloir rester liée au continent ; et les Irlandais du Nord, qui ont été joints en 1800 aux trois nations qui forment la Grande-Bretagne pour constituer le Royaume-Uni, se sont également prononcés en faveur du maintien – : ce qui relance l’idée de réunification de l’Irlande, l’Eire indépendante depuis 1921 restant pro-européenne).
Ce résultat ambigu et complexe ne reflète pas uniquement une singularité. Car il est simultanément, à l’inverse, dans belle conformité avec ce que l’on constate un peu partout en Occident : d’une part des particularismes locaux qui s’estiment brimés, et de l’autre la mauvaise humeur de parties substantielles des populations qui considèrent qu’une trop grosse portion du gâteau est accaparée par des élites diplômées et dirigeantes, qui perfectionnent perpétuellement le “système” à leur profit.
C’est ce qui se manifeste dans l’audience que trouvent en France, le Front national et un peu partout en Europe de nouveaux partis politiques inassimilables aux “gauche” et “droite” classiques, ainsi qu’aux États-Unis avec le succès des grossièretés de Donald Trump. On a pu appeler cela du populisme. L’appellation est contestée et contestable. C’est en tout cas du simplisme : les frustrations rendent séduisantes des solutions radicales et sans nuances : “Il n’y a qu’à…”. Et on ne veut rien écouter des objections et mises en garde des gens instruits, et donc suspects, qui compliquent tout et toujours à leur avantage.
En l’occurrence, ceux qui ont voté au Royaume-Uni pour quitter l’Union européenne n’ont rien voulu savoir de ce qu’il leur en coûterait à eux les premiers, qui sont moins bien équipés pour s’adapter à de nouvelles règles du jeu dans les échanges internationaux désormais inesquivables. L’Empire britannique et le Commonwealth ne sont plus des atouts suffisants, et le mythe de la “relation spéciale” avec les États-Unis n’est pas moins illusoire. Quant à la particularité de la culture britannique, elle n’est pas plus unique ni exploitable aux niveaux économique et politique que celle de n’importe quelle autre nation ou province.
Le vote vaut nettement mieux que la guerre, mais n’est pas infaillible
La façon dont s’est imposé ce repli sur soi qui se prend pour une ouverture au monde conduit à une seconde réflexion : c’est qu’aujourd’hui, grâce à la démocratie, ce ne sont plus des guerres, mais des votes qui orientent de ce que deviennent les nations. Tout se jouait jadis sur le contrôle du territoire et de ses ressources. Des batailles rangées décidaient qui ferait de sa raison la raison et la loi dans le pays ; c’est désormais ce qui sort des urnes.
Dans une large mesure, c’est incontestablement un progrès : plus de morts, d’estropiés, de veuves, d’orphelins ni de régions dévastées. Le comptage des voix est assurément une méthode préférable pour régler les différends. Reste à savoir si les résultats ainsi produits sont infailliblement plus rationnels ou plus en prise sur les réalités en jeu que des charges de cavalerie et autres canonnades. Il est clair que demeure dans tout cela une bonne dose d’aveuglement passionnel. Peut-être vaut-il la peine prendre les chiffres plus au sérieux : en l’occurrence, à peine 52% des voix ne donnent pas raison à 100%, et simplement la responsabilité de l’option retenue – vis-à-vis de ceux qui l’ont adoptée aussi bien que de la minorité non négligeable qui a perdu mais n’avait pas nécessairement tout faux.
L’Angleterre se flatte d’avoir inventé la démocratie au XIIIe siècle et sous ce rapport (mais également dans les domaines du sport, de l’habillement, des mœurs et de la culture, de Shakespeare aux Beatles en passant par les romantiques…), l’Europe s’est anglicisée et l’anglais restera la lingua franca dans les institutions européennes. Il reste aux Anglais à vérifier qu’ils ne se sont pas européanisés en retour au point de verser dans le nationalisme dont le continent a autrefois pâti et de compromettre ainsi l’existence même du Royaume-Uni des quatre nations.