Voilà ce que nous offre Michel Feuillet en son nouveau livre – dont la qualité esthétique est en tous points à la hauteur du sujet.Assise vers l’an 1200. François, fils d’un riche marchand, renonce publiquement aux biens de son père, jusqu’à la nudité, pour épouser la Pauvreté. On imagine mal le choc que ce put être dans la chrétienté de l’époque. Le Sermon aux oiseaux, le Cantique des créatures, les fioretti, traits de Légende dorée, ont fait oublier ce qui fut d’abord sainte violence – celle peut-être du verset un peu mystérieux de saint Matthieu (11, 12) : Le Royaume souffre violence, et des violents s’en emparent. Violence de la rupture, douceur de l’abandon : François est le saint des extrêmes. Héritage difficile pour ses premiers compagnons. Comment être pauvre ? Dénuement total ou usus pauper, pauvre mais avec l’usage des biens nécessaires comme prêtés ? Spirituels dans leurs ermitages, conventuels dans les villes ? Cette fracture, très vite conflictuelle, traverse l’histoire de l’Église, de la société (Molière… “Il faut, parmi le monde, une vertu traitable”), de l’art : richesse et pauvreté en art, quel sujet !
Ce conflit, commencé du vivant de François, marque rudement les premières décennies des Frères mineurs. Pour le (re)découvrir (il est tellement riche d’enseignements), il y a les historiens. Mais voici que Michel Feuillet propose une voie autrement séduisante : l’étude de la première iconographie franciscaine. Agrégé d’italien, Michel Feuillet a fait sa thèse sur Les Annonciations dans l’art italien de l’an 1000 à l’an 1500. Professeur émérite des Universités (Lyon III), il poursuit ses travaux sur l’iconographie religieuse primitive, en particulier sur Fra Angelico et Giotto.
Mort en 1226, canonisé en 1228, le poverello fut aussitôt abondamment représenté. Or Michel Feuillet a bientôt vu que ces images (portraits, retables, fresques…) n’étaient pas “innocentes”, comme on dit sottement pour dire naïves : elles expriment, parfois ouvertement, plus souvent subtilement, de quelle obédience elles relèvent : spirituelle ou conventuelle, selon le pape qui règne, le ministre général de l’ordre, le commanditaire. Un peintre alors était soumis à nombre de contraintes et son programme lui était prescrit (par exemple, pour François, par la Legenda maior de saint Bonaventure, 1263.)
Diversité des techniques et des supports
D’où le travail d’investigation de Michel Feuillet, entrepris dans un précédent livre, Les Visages de François d’Assise, étude d’une quinzaine d’œuvres qui jalonnent le XIIIe siècle (1226 – 1282). La première de couverture porte le bouleversant visage de saint François dû à l’”Anonyme d’Orte”, que l’on peut voir au Musée diocésain de la petite cité d’Orte au nord du Latium. Le livre s’achève avec “le chef d’œuvre absolu” de Cimabue, portrait “œcuménique” de François, en ce qu’il peut réconcilier spirituels et conventuels, tant le visage, empreint des terribles exigences du saint, respire son infinie bonté. Le nouveau livre, que je veux présenter ici, François d’Assise selon Giotto, prend le relais. Différence notable, le corpus est consacré au seul Giotto : fresques de la basilique supérieure d’Assise, retable du Louvre, Allégories franciscaines de la basilique inférieure d’Assise (giottesques plutôt que de Giotto), fresques de la chapelle Bardi dans l’église Santa Croce à Florence. Difficile à dater avec précision (et même, en certains cas, à attribuer avec certitude), cet ensemble iconographique, commencé à Assise vers 1297, s’achève à Florence entre 1317 et 1328. L’évolution du peintre sur ces vingt et quelques années n’est pas indifférente, non plus que la diversité des techniques et des supports.
Ces images, au premier abord, on a le sentiment de les avoir vues et revues. Or voici soudain qu’elles sont nouvelles. En quatre pages, M. Feuillet pose les questions de fond : “Quel François d’Assise apparaît sur les peintures de Giotto ? Quelles orientations sont privilégiées ? Giotto a-t-il été sensible à l’essentiel du message du poverello ?” À peine entré dans l’analyse de l’œuvre, on sent que par la précision de son savoir et par la clarté de sa plume, Michel Feuillet maîtrise tous les aspects du propos. Il commente l’épisode biographique et l’inscrit en temps et lieu, montre la signification “testamentaire” de son choix, fait apparaître dans la construction de la scène et les détails retenus la position de l’artiste face aux enjeux de l’époque. Artiste soumis ? Non. Certes Giotto “négocie” les contraintes de la commande, d’autant plus aisément qu’il s’accommode sans doute de la vision conventuelle et tempérée des autorités qui le couvrent. Mais ce que Michel Feuillet rend manifeste, c’est que Giotto se libère des directives étroites et partisanes pour restituer le rayonnement du saint tel qu’il le ressent lui-même. François d’Assise selon Giotto. Quelques lignes de la lumineuse conclusion :
Dans ce contexte pluriel, le génie de Giotto est à l’œuvre, capable de satisfaire, mais aussi d’outrepasser, les prescriptions de ses commanditaires. Il est sensible à l’authenticité et à la proximité de l’aventure franciscaine. Porté par la figure même du poverello, Giotto conquiert le réel. Si le maître accomplit des pas décisifs dans l’histoire de l’art occidental, au point d’en être l’inventeur, il le doit en grande partie à la familiarité entretenue régulièrement avec le saint d’Assise. (…) Giotto a suivi François pas à pas. Ses avancées en termes de réalisme, de maîtrise du temps et de l’espace, sont les fruits de la leçon du saint d’Assise, qui a su réconcilier l’ici-bas et l’au-delà.
François d’Assise selon Giotto de Michel Feuillet. Desclée de Brouwer, 2015, 160 p. , 24,90 euros.