Dans la culture contemporaine la “volonté consciente” est trop souvent surévaluée.
L’usage que je fais de ma volonté consciente fait de moi un homme libre et un citoyen de plein droit mais ce n’est pas elle qui prescrit ce qui me garde en vie. C’est tellement vrai qu’on n’y pense pas. Ou plus. Pourtant l’expérience quotidienne l’atteste.
Mon cœur bat sans interruption et sans s’embarrasser de mon consentement. Heureusement pour moi ! Mon organisme gère de lui-même les processus normaux (respiration, digestion, excrétion) qui me maintiennent en vie sans que ma volonté soit ne serait-ce que consultée ou informée.
Mon corps m’envoie des messages pour que je tienne compte de mes besoins vitaux (dormir, manger, boire), lance automatiquement l’alerte quand le danger approche (stress) et déclenche des procédures d’urgence quand il est imminent (réflexes de survie). A chaque instant mon corps prend pour moi des décisions vitales sans me consulter.
Parallèlement à mon intelligence consciente une autre intelligence est à l’œuvre en moi. Une intelligence qui n’obéit pas à ma volonté. Comme disait Nietzsche Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse.
Mon corps n’est pas seulement doué d’une intelligence qui lui est propre mais également d’une volonté propre susceptible d’entrer en conflit avec ma volonté consciente.
Saint Augustin lui-même constatait qu’il était maître de ses désirs et de ses pensées dans la journée mais que la nuit venue il ne maîtrisait plus rien. Ses pulsions sexuelles et son imagination prenaient le pouvoir quand il dormait en l’absence même de stimuli extérieurs.
De manière plus générale tous ceux qui ont connu ou qui connaissent l’addiction – à l’alcool, au tabac, aux médicaments aux endomorphines (pour les sportifs compulsifs) ou aux produits stupéfiants – font la même expérience : le corps se cabre pour obtenir ce qu’il réclame quand la volonté consciente le lui refuse. Il entre en rébellion et déclenche une véritable guerre civile intérieure qui met aux prises deux volontés distinctes.
Ma volonté consciente ne me résume pas.
Elle n’est qu’une partie de moi. Elle peut être concurrencée par l’intelligence que déploie mon corps et être contestée par la volonté que mon corps lui oppose.
Mais elle peut également être contestée dans ses prérogatives : le monopole qu’elle revendique sur l’usage de ma liberté lui est contesté par quelque chose qui lui échappe, quel que soit le nom qu’on lui donne (inconscient, âme ou conscience).
Les songes que je fais pendant le sommeil ne sont pas dictés par ma volonté consciente puisque celle-ci elle est précisément débranchée. Les actes manqués et les lapsus qui me trahissent aux yeux du monde révèlent également à moi-même des désirs que ma volonté consciente avait niés et qui ressurgissent de manière inattendue.
Ils me révèlent à moi-même. La somatisation de mes émotions traduit physiquement la réalité d’un conflit psychique que ma volonté consciente ne peut/veut pas (re)connaître.
Sans parler de cette voix qui murmure à mon intelligence ce que ma volonté ne veut pas entendre, qui me reproche ce que je sais et que je ne supporterais pas d’entendre de la bouche d’une personne extérieure. Cette voix qui est ce que j’ai de plus intime, que je suis parfois tenté d’étouffer et que les chrétiens appellent la conscience.
Je suis donc un mystère pour moi-même.
Il existe en moi une intelligence qui préexiste à ma volonté consciente et qui fait intimement partie de moi mais qui se déploie sans que je le veuille et parfois malgré ma volonté. En bien et en mal.
Non seulement ma volonté consciente ne peut pas tout mais surtout elle n’explique pas tout. L’homme passe infiniment l’homme. Si nous devions compter sur notre volonté consciente pour vouloir ce qui nous est nécessaire pour vivre, jamais aucun bébé ne viendrait à terme.
Mais ce qui est vrai de la vie intra-utérine l’est également de la vie après l’accouchement. Nous ne savons pas vraiment ce qui est bon pour nous ni sur le plan physique ni sur le plan moral. Je ne sais pas vraiment qui je suis ni ce que je veux au fond.
Mon insatisfaction structurelle m’en est témoin . A peine ai-je obtenu ce que je voulais que je veux déjà ce que je n’ai pas encore. A chaque fois je constate que mon désir profond n’est pas comblé : il rejaillit toujours sous une forme nouvelle.
Je suis un être mystérieux à moi-même.
Je suis régulièrement traversé par des désirs infinis que nul objet fini ne peut contenter. Seul quelque chose ou quelqu’un d’infini est susceptible d’étancher de manière définitive ma soif inextinguible. Ce quelqu’un d’infini, je crois l’avoir trouvé.
Comme saint Augustin je m’écrie : Qui pourra donc combler les désirs de mon cœur, répondre à ma demande d’un amour parfait ? Qui sinon Toi Seigneur, Dieu de toute bonté, Toi l’amour absolu de toute éternité ? Ce quelqu’un d’infini j’ai décidé de Lui faire confiance parce qu’Il m’a prouvé que je pouvais Lui faire confiance.
Car quand Dieu s’est fait homme Il a accepté de mourir pour que je sois sauvé. Ce faisant Il a prouvé à quel point Il m’aimait. Puis Il est ressuscité. En revenant à la vie, Il a démontré qu’Il était suffisamment fort pour triompher de la mort. En se faisant homme puis en ressuscitant Dieu a gagné ma confiance.
Alors quand Il explique à la Samaritaine au bord du puits : “Quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle je fais comme la Samaritaine.Je lui réponds : Seigneur, donne-moi cette eau, afin que je n’aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser” (Jean 4, 13-14).
Si j’ai décidé de Le suivre – ou plutôt si en dépit de mes contradictions, de mes péchés et de mes incohérences et de mes complaisances je cherche maladroitement à Le suivre – c’est parce que j’ai besoin qu’Il me dise qui je suis et comment l’être mystérieux que je suis dois faire pour être heureux.
Parce que j’ai besoin qu’Il me montre le chemin.