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Comprendre les ambitions de l’Arabie saoudite

Al-Daryiah Mayor, Prince Ahmed bin Abdullah bin Abdul Rahman (C) looks on as French President Francois Hollande (R) is offered a basket of dates during a visit at al-Daryiah historical site on the outskirts of Riyadh on May 5, 2015. Hollande is the guest of honor of the Gulf Cooperation Council (GCC) summit in Riyadh, where security issues in the region are going to be discussed. AFP PHOTO / POOL / CHRISTOPHE ENA

Olivier Hanne - publié le 04/10/15

Égypte, Syrie, Irak, Liban, Yémen… Analyse de la géopolitique moyen-orientale du royaume saoudien entre soutien inconditionnel et déstabilisation.Au-delà des enjeux économiques et diplomatiques, le positionnement saoudien doit d’abord être compris selon l’angle doctrinal. Au XVIIIe siècle, Mohammed ben Abdelwahhab (mort en 1792) constitua dans la région désertique du Nedjd un micro-État professant le wahhabisme. Ce courant sunnite, dogmatique et littéraliste, se fait le champion du tawhîd, l’unicité divine, en combattant activement toute trace de shirk : les pratiques innovantes dans la religion et la société, sans rapport avec celles du temps du prophète. La Mecque du VIIe siècle est l’unique modèle politique. Tous les traités écrits après cette période sont des innovations blâmables (la bid‘a). Pour lutter contre le shirk, il faut redresser les musulmans et vaincre le vice, par la force si besoin, ce qui nécessite un bras séculier et donc une monarchie.

Le wahhabisme au fondement de la politique saoudienne

À partir de 1902, le prince arabe Ibn Séoud créa lui aussi un État wahhabite qu’il étendit jusqu’à conquérir le Hedjâz avec Médine et La Mecque en 1925 après avoir renversé l’émir Hussein ibn ‘Alî. Contrôlant les villes saintes, il instaura la réforme wahhabite dans la péninsule tout en tirant profit des revenus pétroliers dont il confia l’exploitation aux compagnies américaines. Avec les énormes fonds dégagés, sa famille tentaculaire (les princes saoudiens dépassent le millier d’individus) put soutenir l’islamisme mondial. Les coutumes saoudiennes sont devenues omniprésentes en terre d’islam (tunique blanche, barbe fournie et taillée, niqab noir pour les femmes…).

Mais le modèle wahhabite est loin d’être une norme universellement acceptée. Parce qu’il est sunnite, il est bien sûr rejeté par les chiites, mais aussi chez nombre de salafistes. En effet, le wahhabisme est indissociable du système monarchique, profondément anti-démocratique, alors que les courants salafistes – comme les Frères musulmans d’Égypte ou les hommes de Daech – sont tous acquis à l’idée d’égalité entre musulmans et à un certain partage du pouvoir. De plus, le royaume saoudien a, dès sa naissance, accepté l’alliance avec les États-Unis, or ce réalisme politique est jugé comme une trahison.

La crainte du chiisme

En raison de son sunnisme intransigeant, la stratégie de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient suit un impératif absolu auquel tout le reste est subordonné : la menace chiite, particulièrement incarnée par l’Iran. Jouant sur son wahhabisme autant que Téhéran le fait avec son chiisme, Riyad voit dans l’Iran l’ennemi absolu de l’islam.

Depuis les années 1970, une multitude d’événements ont alerté Riyad sur un possible sursaut des chiites dans la région, alors qu’ils avaient été largement marginalisés partout où on les trouvait. En 1970, Hafez al-Assad prit le pouvoir en Syrie par un coup d’État, soutenu par le parti laïciste Baas. Originaire de la minorité alaouite (15 % des Syriens), le nouveau dictateur, auquel succéda son fils Bachar en 2000, gouvernait avec l’appui des autres minorités, notamment chiites et chrétiennes, contre la majorité sunnite (72 %).

En 1979, la Révolution iranienne porta à la direction du pays le chiisme politique de l’Ayatollah Khomeiny. L’Iran devint dans tout le monde musulman, même sunnite, le modèle de la révolution islamiste accomplie, capable de faire bloc contre un dictateur armé par l’Occident, Saddam Hussein, durant la terrible guerre Iran-Irak (1980-1988). L’Arabie Saoudite, alliée depuis les années 1930 aux États-Unis pour l’exploitation pétrolière et sa protection militaire, perdit le prestige qu’elle avait acquis comme unique paradigme politique islamiste du Moyen-Orient.

Enfin, la guerre d’Irak lancée par les États-Unis en 2003 aboutit à un troisième sursaut chiite : le contrôle de l’Irak. Débutée en mars 2003, l’intervention des États-Unis et du Royaume-Uni en Irak atteint Bagdad en trois semaines. Rencontrant l’opposition frontale des sunnites qu’ils viennent d’écarter du pouvoir, les États-Unis s’appuient à partir de 2005 sur les chiites majoritaires, et notamment sur le Premier Ministre Nouri al-Maliki. Les sunnites désertent massivement les élections, préparant ainsi leur marginalisation et leur ressentiment pour les dix années suivantes. L’exécution en décembre 2006 du sunnite Saddam Hussein, après un procès bâclé, ne fait que renforcer leur haine du gouvernement central, peuplé de chiites ralliés à l’armée d’occupation.

L’explosion de la Syrie en 2011 et l’essor de l’État islamique (Daech) en 2013-2015 poussèrent Bachar al-Assad à renforcer ses liens avec toutes les autorités chiites de la région : le Hezbollah libanais, le gouvernement irakien de Bagdad, la République islamiste d’Iran, autant de pouvoirs hostiles au wahhabisme et au soutien saoudien envers les mouvements identitaires sunnites. Entre 2011 et 2015, une multitude de soulèvements locaux, en Arabie Saoudite, au Koweït, au Bahreïn et au Yémen, manifesta le désir des chiites d’obtenir une reconnaissance religieuse face à des dynasties sunnites et oppressives. Ainsi, en quarante ans, l’ensemble du Moyen-Orient fut touché par une renaissance politique chiite, totalement inédite depuis le Moyen Âge, et qui avait valeur de revanche historique.

Au service du rigorisme au Moyen-Orient

Face à cette crainte théologico-politique d’une victoire du chiisme, le roi Abdallah d’Arabie Saoudite (2002-2015) a joué la carte du salafisme politique en Syrie et en Irak pour mieux contrer le rapprochement élaboré depuis 2003 entre l’Iran, l’Irak d’al-Maliki et la Syrie de Bachar al-Assad, réseau noué avec la complicité tacite de la Russie, voire de la Chine. Dans cet affrontement, l’Arabie Saoudite a été soutenue par la Turquie, Israël et les pays salafistes du Golfe, c’est-à-dire l’ensemble du bloc rallié aux États-Unis.

Lorsque la révolte s’est levée contre la dictature d’al-Assad en Syrie, à la fin de l’année 2011, les Saoudiens ont aussitôt soutenu les rebelles en fournissant de l’argent. À l’initiative du roi Abdallah et du Qatar, dès 2012, l’Armée syrienne libre (ASL) profita du soutien de la Ligue arabe et des principaux pays occidentaux qui acceptèrent d’armer les rebelles. Ces liens facilitèrent l’arrivée sur place de nombreux candidats au djihâd, d’origine étrangère : des Algériens, des Libyens, mais aussi des Européens issus de l’immigration. L’ASL fut rapidement débordée par d’innombrables groupuscules sunnites dont le projet n’était pas seulement l’éviction du président syrien, mais l’installation d’un islamisme sans concession. Les Saoudiens n’hésitèrent pas à financer tout le monde, dont le Front islamique, groupe particulièrement nombreux. Les agences d’information proches d’al-Assad, comme l’IRIB iranienne, ou les officines du Hezbollah, assurent que les Saoudiens ont créé de toutes pièces l’État islamique en coordination avec les États-Unis pour garantir leurs intérêts pétroliers et briser le « front du refus » à l’Occident (Syrie, Iran, Hamas, Hezbollah). En Irak, la grande tribu arabe des Shammar s’est mobilisée pour aider à financer le djihadisme en utilisant notamment ses liens de sang avec les Shammar d’Arabie Saoudite.

Les Saoudiens engagés contre Daech

Pourtant, à partir de 2014 et les victoires incontrôlables de Daech en Syrie et en Irak, le royaume saoudien se sent brutalement menacé, car l’EI est hostile à l’impérialisme américain et à la dynastie des Séoud, considérée comme corrompue. Un courant populaire favorable au « calife » al-Baghdâdî a été repéré dans le royaume, 135 partisans arrêtés, et l’on parle même d’officiers de l’armée de l’air. La branche saoudienne et yéménite d’al-Qaïda, AQPA(Al-Qaïda dans la Péninsule arabique), connaît elle aussi un regain de pugnacité et lance des attaques dans des mosquées du pays, bientôt concurrencée par des attentats fomentés par des fidèles de l’EI. L’Arabie Saoudite devient le terrain de jeu des salafistes les plus enragés.

Sur le plan militaire, à terme, si Daech devait perdurer, il ne pourrait plus s’étendre vers les terres chiites ni turques, en raison de la puissance militaire de l’Iran et d’Ankara. En revanche, le nord de l’Arabie Saoudite pourrait constituer un réservoir de conquêtes. Le pays a donc massé 30 000 hommes au nord et vient d’achever l’installation d’un vaste mur de protection de 900 km sur sa frontière avec l’Irak.

La nature du wahhabisme et les choix de la monarchie expliquent les antagonismes avec l’État islamique. Ce sont deux islamismes étatiques radicalement différents. Tant que Daech n’était qu’une branche indistincte du salafisme syrien qui luttait contre Bachar el-Assad, l’Arabie saoudite pouvait le financer sans crainte, d’autant que le pays en avait reçu l’autorisation de l’ONU et de l’Occident. Mais désormais al-Baghdâdî n’est plus un sous-traitant et conteste l’autorité religieuse saoudienne. À long terme, il voudra évidemment « libérer » Médine et La Mecque.

Face au danger, le 11 septembre, les États-Unis annoncent à Djeddah, en Arabie saoudite, la constitution d’une coalition de 25 pays contre Daech.

La tiédeur

Mais l’opposition de Riyad n’est pas aussi ferme qu’il n’y paraît. Son engagement aux côtés des États-Unis lui permet surtout de répondre à l’accusation de plus en plus étayée d’alimenter les réseaux d’al-Qaïda. Les promesses de participation de Riyad à la coalition internationale concernent surtout les domaines humanitaire et logistique : le royaume fournira des fonds pour les réfugiés et prêtera ses bases aériennes et navales, mais pas de troupes ni aucun matériel militaire. La monarchie préfère s’occuper de la partie humanitaire, c’est-à-dire la moins coûteuse et la plus prestigieuse auprès des populations. Quant à la population saoudienne, elle ne manifeste pas d’hostilité marquée envers Daech. La solution imparfaite choisie par Obama dès l’été 2014 entraîne la puissance américaine à combattre l’État islamique aux côtés des wahhabites saoudiens, voire avec les membres les moins compromis d’al-Qaïda : jouer un islamisme contre un autre.

Riyad profite en outre de la désorganisation de la production pétrolière irakienne. Un apaisement rapide de la crise en Syrie-Irak risquerait de relancer la concurrence pétrolière et accentuer l’effondrement des prix du baril. La seule menace pérenne pour la monarchie saoudienne n’est pas tant l’État islamique – car elle compte sur l’appui des États-Unis pour se défendre – que l’Iran chiite, ennemi de toujours. Avec ses 80 millions d’habitants, son armée milicienne et sa présence au nord du Golfe persique, l’Iran est sa véritable obsession. C’est contre Téhéran que l’Arabie saoudite avait subventionné Saddam Hussein pendant la guerre de 1980-1988. D’ailleurs, suite à la rencontre internationale de Djeddah, le 11 septembre 2014, Riyad a suggéré d’entraîner sur son sol les soldats de l’opposition syrienne prêts à se battre contre l’EI et Bachar el-Assad. Cette proposition révèle bien les ambiguïtés saoudiennes : les autorités souhaitent élargir la coalition contre al-Baghdâdî à une lutte contre al-Assad.

Cependant, les Saoudiens étant des pragmatiques, si la menace de Daech devenait trop pressante, ils se rangeraient pleinement dans la lutte. Sachant que leur armée est trop réduite, ils confieraient les opérations aux États-Unis et s’occuperaient de la “diplomatie du chéquier” comme ils sont habitués à le faire.

Exemple du jeu saoudien : le Liban

Par le contrat dit “Donas”, négocié en 2013, France s’était engagée à livrer des armes au Liban pour un total de 3 milliards de dollars versés par l’Arabie Saoudite. La monarchie espérait ainsi faire contrepoids à l’influence de l’Iran dans le pays des cèdres, notamment contre le Hezbollah, soutenu par Téhéran. L’Arabie Saoudite espérait aussi promouvoir le vaste mouvement de contestation anti-syrienne (“Alliance du 14 mars”), et affermir ses principaux alliés dans le système politique libanais, notamment le président de la République, Michel Sleimane, et la famille Hariri. Saad Hariri, fils du défunt Premier Ministre Rafic Hariri, est un sunnite, actif partisan de l’alliance avec Riyad, de sorte qu’il a joué un rôle direct dans la négociation du contrat Donas, et profite même de la double nationalité, libanaise et saoudienne. Une partie des élites chrétiennes se sont elles aussi ralliées à l’alliance saoudienne : les Forces libanaises de Samir Geagea (qui a rencontré le roi Salman d’arabie en juillet 2015), les Kataëb d’Amine Gémayel.

Mais les pressions subies par le Liban en raison des réfugiés (plus d’un million dans le pays), des attaques de Daech et du clientélisme de la classe politique a fragilisé le triomphe saoudien dans la petite république. Une puissante contestation anti-saoudienne et pro-syrienne s’est constituée autour d’un duo étonnant mêlant le Hezbollah et le général Aoun, qui tente de placer sa famille dans l’appareil militaire, notamment son gendre, le populaire général Roukoz. L’Arabie Saoudite pourrait craindre qu’une armée commandée par un proche du général Aoun n’ait la tentation de coopérer directement avec les militants du Hezbollah.

Le Liban est donc paralysé politiquement en raison de cette fracture en deux camps hostiles. Le bras de fer saoudo-iranien a donc été transposé tel quel au Liban, empêchant l’élection du nouveau président de la République. L’intrusion saoudienne au Liban participe à un climat délétère qui facilitera le jeu de Daech.

La terreur au Yémen

Alors que les zaydites – une branche du chiisme – dominaient politiquement le Yémen du Nord depuis mille ans, ils craignirent de perdre leur ascendant politique face au dynamisme d’al-Qaïda et de l’Arabie Saoudite voisine. Le président Sâlih de son côté, en poste depuis 1978, se savait menacé par les États-Unis qui voulaient démocratiser le régime à la faveur du Printemps arabe. Il décida donc de soutenir la puissante milice zaydite des Houthis pour conserver le pouvoir face à al-Qaïda et Washington. Mais il fut évincé en 2011 et remplacé par Abd Rabo Mansour Hadi, un sunnite favorable à l’Arabie Saoudite. C’était la victoire politique du projet américano-saoudien. Les sunnites du Sud s’emparèrent donc du gouvernement à la place des zaydites. Aussitôt ceux-ci lancèrent une révolte qui leur permit de prendre Sanaa en mars 2015, la capitale se situant dans la zone zaydite.

Le pays se déchira. L’ancien Yémen du Nord – majoritairement zaydite – passa entièrement sous contrôle des Houthis. Le gouvernement sunnite se rapprocha de Riyad. Un courant sécessionniste sunnite se constitua dans le Sud, désobéissant au gouvernement central, et la branche locale d’Al-Qaïda en profita pour s’y isntaller sous le nom d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA). Les États-Unis, qui craignaient la présence d’AQPA, organisation contre laquelle ils multiplièrent les assassinats par drones, laissèrent faire les Houthis dans l’espoir qu’ils briseraient le jihadisme. Mais l’année 2014 ayant vu le retour de l’Iran sur la scène internationale, les Américains identifièrent dans les Houthis une cinquième colonne chiite en Arabie, alors que les liens politiques et militaires entre zaydites et iraniens n’étaient nullement avérés. Ils changèrent brutalement leur fusil d’épaule pour soutenir les salafistes et autorisèrent Riyad à intervenir militairement au Yémen contre les Houthis.

L’aspect confessionnel du conflit est donc réel mais beaucoup plus complexe que le manichéisme chiites / sunnites. Les deux camps en présence ont eu pourtant tout intérêt depuis un an à s’identifier progressivement à une confession reconnue de l’islam, les Houthis au chiisme iranien, les Yéménites du Sud au sunnisme salfiste, les uns pour obtenir l’aide de l’Iran, les autres pour avoir celle de l’Arabie saoudite, d’AQPA, voire de l’État islamique. Mais si les médias iraniens se scandalisent du sort réservé aux Houthis, ils ne pourront pas leur venir en aide en raison de l’éloignement de ce théâtre de guerre et parce que les houthis ne contrôlent aucun port où débarquer des armes. De l’autre côté, les médias de Daech ont pris fait et cause pour la guerre faite contre les Houthis, tout comme les États-Unis.

La monarchie saoudienne soutient donc depuis un an de vastes opérations aériennes visant à briser l’insurrection qui tient toujours la capitale Sanaa. Les populations civiles ont été durement touchées et les forces militaires anti-houthies ont fait preuve d’exactions aussi terribles que celles de Bachar al-Assad en Syrie. Mais ici, le silence médiatique est total.

Un changement inquiétant s’est produit en septembre 2015, puisque la coalition arabe vient d’annoncer l’envoi de 10 000 hommes au Yémen, appuyés par des hélicoptères et des véhicules blindés. Le but est clairement l’écrasement de l’insurrection. Mais cet engagement saoudien interroge : Pourquoi ces troupes et ce matériel – visiblement disponibles – n’ont pas été mobilisés depuis un an contre Daesh ? Pourquoi l’Arabie saoudite tergiverse sur sa frontière Nord et s’inquiète au Sud ?

Le changement de monarque en janvier 2015, après la mort d’Abdallah, remplacé par son demi-frère Salmane, n’a rien changé aux ambiguïtés saoudiennes. L’Arabie saoudite poursuit son jeu de puissance régionale, sous couvert de pétro-dollars et de salafisme complaisant, forte de son alliance indéfectible avec l’Occident.

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