Partageant le deuil national et m’inclinant devant ceux qui sont tombés et leurs proches, je n’entends pas pour autant cautionner les combats libertaires de mes confrères journalistes de Charlie Hebdo.
La France vit son 11 septembre. C’est ce que signifie ce deuil national, le premier depuis celui de 2001, décrété en solidarité avec les États-Unis après les attentats de New York et de Washington. Nous ne déplorons pas, heureusement, près de trois milliers de morts comme les Américains alors, mais la perte de vingt personnes, un agent d’entretien, deux policiers, dix journalistes, quatre clients d’un hypermarché casher, tous lâchement assassinés, et les trois terroristes, car notre compassion doit s’étendre à ces fous furieux, quoi qu’il en coûte. Sans oublier les nombreux blessés dans leur chair et dans leur âme, certains très grièvement.
Une guerre mondiale et intérieure
Circonstance aggravante, ces trois terroristes ne venaient pas de l’étranger mais ils avaient grandi chez nous, dans nos banlieues laissées en déshérence. Petits délinquants d’abord, ils s’étaient radicalisés dans nos prisons et en étaient sortis dans des circonstances qui devront être éclaircies.
La guerre lancée par le totalitarisme islamique est mondiale, internationale mais aussi intestine. Et chacun peut comprendre désormais qu’en France, le risque principal vient de l’intérieur.
Depuis le double attentat d’hier, il est devenu impossible de résumer la douleur et l’indignation collective dans le slogan « Nous sommes Charlie ». Mais il était déjà pour le moins réducteur dès l’attentat contre Charlie Hebdo : l’attaque avait fait d’autres victimes que les journalistes, et notamment ce jeune policier exécuté de sang-froid parce qu’il portait un uniforme comme l’a été le lendemain matin, la jeune policière abattue dans le dos à Montrouge. S’il est clair que les terroristes voulaient se venger des caricatures de Charlie Hebdo, il n’en reste pas moins que leurs cibles étaient plus larges : elles comprenaient tous ceux qui portent un uniforme et nos compatriotes juifs (les mêmes cibles que Merah à Toulouse).
L’humour oui, la dérision non
Mais quand bien même seul Charlie Hebdo eût été agressé, on ne m’eût pas fait dire : « Je suis Charlie ». C’eût été une hypocrisie, un mensonge. La mort tragique de mes confrères me révolte, je hais le terrorisme et les violations de la liberté d’opinion et d’expression, mais je ne crois pas que celle-ci justifie tout et n’importe quoi. La liberté de la presse n’est pas et ne sera jamais absolue. La liberté ne s’arrête pas simplement « où commence la liberté de l’autre », comme on le dit souvent, mais où commence la dignité humaine et le respect que l’on doit à tout homme dans ce qu’il a de plus sacré : sa religion, sa patrie, sa famille, son intégrité et son identité d’homme ou de femme. C’est ce respect qu’à mon avis mes confrères de Charlie Hebdo – dont je ne conteste ni les talents, ni le courage – ont trop souvent piétiné. L’humour, oui, mille fois oui, même bien sûr au risque de fâcher des terroristes. La dérision, l’insulte, l’outrage, l’humiliation, non.
Il faut approfondir le dialogue avec les musulmans, les aider à reconnaître et à dénoncer le totalitarisme islamique, ne pas craindre de montrer les contradictions du Coran et de l’islam, mais certainement pas les scandaliser pour le plaisir de les scandaliser. En tant que catholique mainte fois ulcéré par le traitement infligé à ma religion par mes confrères, je n’ai pas de mal à imaginer les sentiments de musulmans sincères et pacifiques devant ce qu’il faut bien appeler des agressions.
Des contestataires…d’un temps révolu
Les caricaturistes de Charlie Hebdo n’étaient pas des précurseurs mais des passéistes. Ils rejouaient sans cesse un vieux film. Purs produits de mai 68, ils en étaient restés aux slogans anarcho-libertaires qui fleurissaient alors sur les murs de la Sorbonne :
« Ni Dieu, ni maître », « Interdit d’interdire », « Jouir sans entraves », « Les ennemis de mon père sont mes amis ». À leurs yeux, la famille, l’État, l’armée, l’Église étaient toujours des « structures d’oppression » alors que notre société crève de les avoir piétinées.
Il y a longtemps qu’ils n’étaient plus des contestataires : leur vision du monde s’était imposée jusqu’au sommet de l’État. Idéologiquement, socialement, ils étaient « installés ». L’un d’eux, leur doyen et l’un des plus doués et des plus lucides, Georges Wolinski, l’avait d’ailleurs reconnu avec une honnêteté et une franchise qui l’honorent, dans une formule que j’ai retenue par cœur tant elle m’avait frappée : « Nous avons fait mai 68 pour ne pas devenir ce que nous sommes devenus »…
À mes yeux, Charlie Hebdo n’a pas fait grandir la liberté dans notre pays mais plutôt le mépris, contribuant à déshumaniser et à diviser notre société. Cependant, ces adversaires étaient des hommes courageux et talentueux (je confesse un faible pour Cabu et Wolinski). Ils sont tombés dans leur rédaction, la plume – le crayon – à la main. Ils étaient des confrères. Dans « confrère », il y a… aussi « frère ». Je prie pour eux (tant pis s’ils râlent ou se gaussent !) et ceux qui les pleurent. Mais décidément, non, aujourd’hui comme hier, je ne suis pas Charlie.