François Hollande et sa majorité ont exprimé le souhait d’une extension de la neutralité religieuse au secteur privé.
Certains responsables religieux ont fait part de leur inquiétude quant à cette mobilisation politique, et à raison. La réalité, c’est que cette intention affichée rejoint une idée déjà largement répandue, une définition populaire de la laïcité, qui la présente comme la restriction de l’expression religieuse à la seule sphère privée ; entendant implicitement par là, le domicile familial et les lieux confessionnels. Pourtant la laïcité garantit dans son principe même le respect de la liberté religieuse, tout en posant celui de séparation de l’Eglise (et avec elle de toutes les organisations religieuses) et de l’Etat.
C’est suivant ce principe de séparation qu’ont été définies les règles concernant la neutralité des fonctionnaires de la République. Mais ce principe pose déjà question. On se souvient avec quelle virulence le Pape Pie X s’était élevé contre cette séparation dans l’encyclique Vehementer Nos qu’il adressa au peuple français en 1906 : une injure faite à Dieu, à son Eglise ; une atteinte à la liberté de l’Eglise, et à la liberté des fidèles de pratiquer leur culte. La condamnation fut suffisamment forte, sans qu’il soit même besoin d’y ajouter la trahison par la France du traité concordataire et la nationalisation des propriétés de l’Eglise. Si la relation entre le Saint Siège et la République Française s’est apaisée avec le temps (parler du retour d’une certaine concorde serait toutefois trop ambigu), nous serions bien en peine de faire mentir la prophétie de Pie X sur les restrictions à venir de la liberté religieuse, que la loi de 1905 contenait déjà en germe, tout en prétendant la défendre.
Aujourd’hui en France, les catholiques dans l’ensemble se satisfont de la loi de 1905, la considérant comme un bon compromis, et regardent même d’un œil compréhensif le principe de neutralité des fonctionnaires et des lieux institutionnels que la République en a fait découler. Pourtant, comme le rappelle la sociologue Jacqueline Costa-Lascoux, interviewée par le journal La Croix, la laïcité pose ainsi le principe de « compatibilité des libertés », qui permet de subordonner, si nécessaire, la liberté religieuse à d’autres droits qu’on jugerait prioritaires. Et la sociologue d’évoquer, à la suite de nos politiques aujourd’hui, et comme ce fut le cas avec la loi interdisant le port de signes religieux à l’école, la protection de l’enfant.
Ceci pose deux questions. La première sur la priorité à donner à la libre pratique d’une religion ou à la protection de l’enfance est déjà épineuse. Faudra-t-il, par exemple, comme a été dangereusement posée la question en Allemagne récemment, interdire aux juifs le rituel de la circoncision, généralement pratiqué sur un bébé de huit jours, et donc limiter cette pratique centrale de leur religion pour protéger l’enfant ?
La deuxième question que pose cette idée de « protéger l’enfant » contre le libre exercice de la religion (par les adultes, donc) est : de quoi faut-il protéger l’enfant ? La religion représente-t-elle une menace ? C’est ce qui semble ressortir des discours de la classe politique française. Concernant l’éducation, Vincent Peillon a pour projet d’arracher l’enfant au déterminisme des familles. Cela pose évidemment question de savoir comment ensuite on arrachera l’enfant au déterminisme de la République française. Mais avant cela, cela pose la question du réel danger que peu représenter, pour ceux qui veulent la restreindre, la pratique religieuse. La sociologue Jacqueline Costa-Lascoux évoque plus précisément la protection de « la liberté de l’enfant ».
En effet, qui dans l’Eglise, accompagnant des parents pour la préparation du baptême de leur enfant, n’a jamais entendu cette phrase : « je n’emmènerai pas mon fils à la messe et ne lui imposerai rien, parce que je veux qu’il puisse choisir plus tard en toute liberté » ? La réalité, c’est que la liberté s’accompagne d’un élément ici largement ignoré, qu’on appelle dans d’autres contextes, le consentement éclairé. Pour être libre de choisir ou pas, un enfant a généralement besoin de connaitre et d’expérimenter. On ne refuse à un enfant d’expérimenter quelque chose que lorsque cela représente un réel danger : de l’usage de la drogue au fait de se pencher par la fenêtre. Cela en dit long sur la manière dont on considère ici la religion.
Le durcissement de l’opinion publique et de la classe politique quant à la laïcité tient donc au dangereux cocktail mêlant une conception restreinte de la liberté et une vision menaçante de la religion. Et il faut bien reconnaitre que tout cela est déjà très largement en germe dans la loi de 1905, en particulier dans les débats qui y ont conduit. Cette idée d’une nouvelle loi était donc prévisible, sinon dans la forme, du moins dans l’esprit, comme est prévisible le fait qu’elle ne sera pas la dernière étape de cette évolution de la laïcité française. Bien sûr en France, nous ne connaissons pas les menaces et les persécutions que connaissent d’autres croyants dans certains pays, en particulier islamistes, n'admettant pas le principe de liberté religieuse. Mais nous pouvons nous demander pourquoi l’athéisme, qui n’a rien de neutre philosophiquement, contrairement à ce que les Français aiment à croire ; l’athéisme dont se réclame la République qui « ne reconnait aucun culte » et qui présente une conception de la liberté religieuse nettement plus restreinte que dans la doctrine chrétienne ; pourquoi l’athéisme républicain s’arrêterait en chemin dans l’accomplissement de son projet de « décatholiciser la France », pour reprendre les mots de Pie X.
Plutôt donc que de s’accrocher à cette loi de 1905, l’on devrait peut-être commencer à se référer plus directement aux enseignements de l’Eglise en la matière, en particulier au Concile Vatican II et à ce que nous dit la déclaration Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse : « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement réel dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même ».
Empêcher, même un fonctionnaire de la République en activité, de respecter les prescriptions de son culte, est une atteinte à sa liberté, et par là une atteinte à la dignité humaine. Pas sa dignité personnelle seulement, mais la dignité humaine en général. Nous devrions en prendre réellement conscience plutôt que d’attendre que les restrictions visant pour l’instant principalement le culte musulman s’étendent largement aux autres pratiques religieuses, y compris chrétiennes. « Demandera-t-on un jour aux nounous d’enlever les crucifix qui sont chez elles au prétexte qu’elles accueilleraient des enfants non-chrétiens ? » demande le secrétaire général de la CEF, dans l’article de La Croix.
Cette liberté inaliénable est en fait un principe élémentaire d’écologie humaine : on ne rend pas libre d’un choix de pratique religieuse en dissimulant ces pratiques, comme on n’éduque pas au respect de l’autre en maintenant dans l’ombre ce qui est différent de nous, comme encore on ne réalise pas une unité nationale en effaçant les différences entre les personnes. Autrefois chantre du respect de la diversité, la gauche au pouvoir qui a si peur du phénomène religieux semble avoir, sur ce point, largement renié ses principes. Et avec elle le premier secrétaire du PS, autrefois président de SOS Racisme, qui signe aujourd’hui, contrairement à toute logique, un appel à durcir la laïcité.
C’est finalement le président de l’observatoire contre l’islamophobie, Abdallah Zekri, qui prévient le gouvernement contre la conséquence logique des restrictions à venir : la montée du communautarisme. Là encore, c’est une évidence sur le plan de l’écologie humaine : comme dans la nature, les forces les plus profondes s’adaptent et prennent d’autres chemins que ceux qu’on leur a barrés pour survivre. « Les parents vont vouloir créer des crèches et des écoles confessionnelles comme la communauté juive. Et j’imagine déjà les pays étrangers qui vont se faire un plaisir de les financer pour “embêter la France”. Certains musulmans radicaux vont en profiter » prévient Abdallah Zekri. Cela est logique : pour tous ceux, chrétiens, juifs ou musulmans, qui refuseront de se convertir à l’athéisme et continueront de vivre en France, l’appartenance à leur communauté religieuse prendra toujours plus d’intensité à mesure que la république cherchera à cloisonner ce qui est si cher à leur conscience et à leur vie. Et la république athée aura alors à affronter un communautarisme qu’elle aura délibérément suscité.