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“Ecce homo”, l’homme libre face à la masse

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Domaine public

Ecce Homo, peinture d'Antonio Ciseri, Musée cantonal d'art de Lugano.

Jean-François Thomas, sj - publié le 15/04/24

Que reste-t-il de l’homme qui, longtemps, prit pour modèle l’Homme libre condamné par Pilate ? Le père Jean-François Thomas dénonce l’écrasement de l’homme moderne par cet idéal collectif de la suppression des différences.

La parole de Pilate présentant au peuple vociférant le Christ humilié et torturé : “Ecce homo”, résonne jusqu’à aujourd’hui avec une force dont son auteur aurait été bien incapable de mesurer la portée. L’homme ainsi exposé était l’Homme, celui dont tout homme devrait faire son modèle, l’inverse de l’homme moderne.

Avec la conversion au christianisme, les êtres humains découvrirent peu à peu qu’ils devaient imiter le Maître. Cela ne se passa pas sans mal, sans tiraillement, sans infidélité, mais l’idéal était connu, aimé, même lorsque la nature pécheresse reprenait le dessus. Et puis, peu à peu, l’homme voulut gagner son autonomie et se mit à adorer sa propre image. La cassure fut ratifiée au siècle dit des Lumières, puis à la Révolution française et lors de tous les soubresauts terrifiants qui parsemèrent les deux siècles suivants. Aujourd’hui, que reste-t-il de l’homme ?

L’homme écrasé par le Tout

Les lois criminelles contre la vie humaine de sa conception à la mort naturelle signent sa condamnation, sa réduction à l’état de cendres. L’homme ne peut même plus se cramponner à sa dernière illusion, celle du triomphe de sa misérable personne, car il est désormais encerclé, écrasé par un Tout, un Empire du “Bien”, qui impose des abominations sous le prétexte de l’unité, et gare à celui qui oserait élever la voix, sortir des rangs, prendre son envol : il serait aussitôt durement réprimé, bâillonné, condamné, emprisonné, toujours sous des dehors de démocratie et de liberté d’expression. L’homme moderne est castré, obligé de participer au « Cerveau global », dont les premières traces se trouvent dans ce New Age à la mode dans les dernières décennies. 

Le rebelle Céline pensait qu’il était encore possible pour l’homme de fuir, ou d’espérer fuir. Or, il n’en est plus rien dans les conditions actuelles alors que tout individu est coincé entre l’individualisme intégral et le collectivisme intégral. Pilate ne pourrait plus exposer l’homme car ce dernier a été digéré dans le “paradigme holistique”, pour reprendre une expression de Philippe Muray. Ce dernier commente : 

« Plus de divers, plus d’autre. […] Plus d’analyse non plus, bien sûr. Plus de chaos. Plus de conflits. Plus de divisions. Plus de roman. Plus d’états imparfaits (ceux-ci ne sont que le masque de l’apparence des choses). Plus de solitude. Plus de différences : celles-ci ne sont que des apparences qu’il suffit de balayer pour que règne le Bien »

(Ultima necat, VI, Journal intime, 1996-1997, 19 juillet 1996). 

Totalitarisme doux

Ce totalitarisme doux, d’un nouveau type, considérera ainsi la guerre comme une illusion de séparation entre des hommes qui pensent être distincts les uns des autres. La violence disparaîtra lorsque tous seront convaincus qu’ils sont rassemblés dans un Tout qui les dépasse et qui gomme leur prétention aux différences. De même, l’accent est mis aujourd’hui sur l’indifférenciation des sexes en les transformant en genres déclinés certes à l’infini, mais justement pour prouver que tout est semblable et se vaut. Lorsque tous les sujets auront disparu, lorsque plus personne ne dira “moi”, alors le négatif et le mal s’effaceront également. D’ailleurs l’idéal est dorénavant de tout “partager” avec tout le monde. Le refrain est à la mode : je partage, je vous partage, nous nous partageons, et l’épidémie a atteint aussi bien des hommes d’Église et des fidèles inquiets de rater le train du monde qui passe à vive allure. Telle —anecdote — cette Française, Olivia, qui parle avec les dauphins parce qu’ils ont un “pouvoir d’apaisement” et qui veut “partager cette expérience avec les autres”. Malheur à celui qui émettrait le moindre doute, qui esquisserait le début d’un sourire sceptique : il serait aussitôt montré du doigt et exclu du groupe, faute d’avoir su accueillir ce “partage” qui doit récolter l’unanimité. Blaise Pascal notait déjà : 

« Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe » (Pensées, Brunschvicg 382).

Obsédé par l’égalité, poussé par l’envie

L’Homme condamné par Pilate était ce point fixe, tandis que tous les autres marchaient d’un seul chef comme une meute. Cet Homme était unique, il n’avait pas choisi de naviguer entre deux eaux en suivant le banc de poissons, et cette liberté ne pouvait que le conduire à la mort ignominieuse. Nietzsche, cet athée de rigueur mais obsédé par le Christ, avait admirablement annoncé ce que serait l’homme moderne, le dernier homme englouti dans la nasse du Tout : 

« “C’est au milieu que nous avons mis notre chaise” — voilà ce que me dit leur rire satisfait — “nous la plaçons à égale distance des gladiateurs agonisants et des truies amusées” » (Ainsi parlait Zarathoustra, « De la rapetissante vertu »).

Certes, le chrétien est dans un troupeau, mais guidé par un seul Pasteur et n’obéissant qu’à sa voix et non point aux rumeurs du monde et aux bêlements des autres bergeries gardées par des loups déguisés. L’homme moderne, obsédé par l’« égalité”, poussé par l’envie, veut la même chose que ses voisins et agit de la même manière. Tout ce qui dépasse doit être renvoyé à l’asile ou au goulag. Rien ni personne ne doit être à part. Chacun se prend pour l’homme universel parce qu’il affiche, comme tous les autres, sa “différence” qui n’en est pas une et qui n’est en fait qu’une horrible conformité à la médiocrité. Plus le mouvement égalitariste s’accélère, plus les mœurs s’amollissent et s’effritent pour laisser la place à “chacun ses valeurs”, “chacun sa morale”. Tocqueville, en 1830, avait déjà signalé l’existence de ce dangereux précipice vers lequel nous poussent tous les approuveurs du monde qui sont les destructeurs de la vérité et les éternels tortionnaires de l’Homme des douleurs vêtu d’écarlate et sanglant sous sa dérisoire couronne d’épines. 

Une nouvelle forme de violence

Notre fierté d’hommes modernes regardant en arrière, avec suffisance et commisération les générations qui ont bâti notre pays sur les fondations de la chrétienté latine repose essentiellement sur ce despotisme de l’effacement des différences et sur l’encensement de la transparence. Jean Baudrillard avait parfaitement analysé cette nouvelle forme de violence, sourde et soporifique, que l’Empire du Bien inflige aux sujets consentants que nous sommes devenus :

« Violence de dissuasion, de pacification, de neutralisation, de contrôle — violence d’extermination en douceur, violence génétique, communicationnelle — violence du consensus et de la convivialité, qui tend à abolir à force de drogues, de prophylaxie, de régulation psychique et médiatique, les racines mêmes du mal et donc toute radicalité. Violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité (y compris cette forme de singularité qu’est la mort elle-même). Violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits de négativité, interdits de conflits, interdits de mort » (écrit en octobre 1995, et depuis le mouvement est devenu incontrôlable). 

Face à la masse

Une telle agression envers l’homme véritable — agression organisée soigneusement par l’État et par tous ceux qui, dans l’ombre, le manipule — est d’une violence inouïe et pourtant tranquillement acceptée par la plupart aujourd’hui. Cela fait dire à Philippe Muray : 

« C’est Rhinocéros (NDA : de Ionesco) qu’il faudrait réécrire aujourd’hui. Les gens ne se réveilleraient plus le matin, avec une corne au milieu du front (métaphore des grossiers totalitarismes de jadis) : c’est un bonnet de Schtroumpf qui leur aurait poussé pendant la nuit » (Ultima necat, V, Journal intime, 1994-1995, 6 octobre 1995). 

Les méthodes perverses du monde contemporain pour annihiler l’homme en supprimant les différences, en aplanissant le terrain sur lequel tous doivent marcher au même rythme, ne sont certes pas d’aujourd’hui, mais, pour la première fois, elles sont systématisées, à l’échelle de toute la planète, même si certains pays, certains peuples, certaines cultures continuent de freiner des quatre fers. L’Occident, comme on dit, est en revanche à la pointe de ce totalitarisme « revisité ». Un catholique ne doit pas se laisser prendre au piège et son regard doit demeurer fixé sur son modèle, l’Homme unique, différent de tous les autres, face à la masse qui gronde, rugit et qui, malgré sa victoire apparente, a signé sa perte.

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DieuJésusPassion du christSociétévie eternelle
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