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Le Premier ministre et le djihadiste devant la littérature

GABRIEL-ATTAL-AFP

Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Le Premier ministre Gabriel Attal lors de son discours de politique générale, 31 janvier 2024.

Henri Quantin - publié le 07/02/24

Réduire la littérature à une cause à défendre — pour ou contre la laïcité — ne rend service à personne. La littérature véritable, démontre l’écrivain Henri Quantin, de même que l’étude de la langue française, ne forme pas d’abord des citoyens exemplaires, mais des esprits libres.

Si le but d’un discours de politique générale est de donner l’impression à toutes les catégories de la population que le Premier ministre est attentif à ce qu’elles vivent, les enseignants peuvent se croire entendus : “Que nous disent les professeurs ? Qu’ils croient en leur métier, mais qu’il est de plus en plus difficile à exercer ! Qu’ils ont parfois peur d’enseigner des pans entiers de notre histoire et de notre littérature !” Siècle des Lumières ou Shoah, on devine sans effort à quoi faisait allusion Gabriel Attal. Même sans les citer, sans doute avait-il une pensée pour Samuel Paty et Dominique Bernard. Il ignorait encore, toutefois, que le meurtrier du second allait bientôt lui donner explicitement raison, en sortant de son long silence. Ainsi Mohamed Mogouchkov a-t-il récemment justifié son geste ainsi : “Dominique Bernard était prof de français. C’est l’une des matières où l’on transmet la passion, l’amour, l’attachement du système en général. De la République, de la démocratie, des droits de l’homme, des droits français et mécréants.”

Nouveau dictionnaire des idées reçues

La déclaration du djihadiste a tout d’un hommage inattendu et paradoxal à la mission que les gouvernants assignent régulièrement aux professeurs de Lettres. Enlevez “mécréants” aux paroles du meurtrier et vous avez un résumé d’un cours de français ramené à une leçon de citoyenneté républicaine, au service d’un “réarmement civique”. Derrière le fossé qui sépare les jugements de valeur, une même vision : des écrivains chargés de prêcher les droits de l’homme et reconnus seulement parce qu’ils sont un peu plus éloquents qu’un Premier ministre. Critique de la manipulation religieuse par Molière, du fanatisme par Voltaire, de l’injustice sociale par Hugo, des fascistes par Sartre… Même si chacun des termes employés exigerait mille réserves, tout cela constitue un indéniable pan de la littérature, telle qu’elle peut être perçue, avec exaltation lyrique ou haine barbare, dans l’Éducation nationale.

Le problème est que la littérature véritable, de même que l’étude précise de la langue française, ne forme pas d’abord des citoyens exemplaires, mais des esprits libres (…) de cette liberté que des pans entiers de la littérature défendaient, bien avant les Lumières, au nom de la foi catholique.

On ne peut pourtant s’empêcher de rester perplexe devant cette vision hélas commune, toute proportion gardée, aux adeptes du réarmement civique et à ceux de la mise à mort des mécréants. “République, démocratie, droits de l’homme, droits français.” Y a-t-il un grand romancier qui se reconnaîtrait dans cette liste dont tous les mots auraient leur place dans un nouveau dictionnaire des idées reçues ? Est-ce cela seulement que des années de cours sont censées transmettre ? Quelle différence, en ce cas, entre littérature et instruction civique ?

Citoyen exemplaire ou esprit libre ?

La littérature au service de la formation de citoyens républicains ? Soit — à condition d’exclure des programmes presque tous les romans et les trois quarts de la poésie et du théâtre —, mais alors des citoyens assez éclairés pour ne pas être dupes des enrôlements collectifs quand la cause est douteuse, des citoyens aptes à dire “je” et pas “on”, des citoyens capables de ne se soumettre ni à la mode rebelle du moment, ni aux lois injustes d’un gouvernement.

Dans une envolée guerrière, Gabriel Attal a ajouté : “Réarmer notre école, c’est réaffirmer nos valeurs. Car je crois que la transmission du savoir est impossible sans respect de l’autorité. Sans respect de nos valeurs républicaines — au premier rang desquelles, la laïcité.” Le problème est que la littérature véritable, de même que l’étude précise de la langue française, ne forme pas d’abord des citoyens exemplaires, mais des esprits libres, ce qui n’est pas exactement synonyme. Des esprits libres de cette liberté que des pans entiers de la littérature défendaient, bien avant les Lumières, au nom de la foi catholique. C’est là le principal tabou d’un discours qui fixe pour mission à l’école de transmettre la laïcité, telle qu’elle est comprise aujourd’hui. Dans un cours de français, il serait bon qu’un professeur puisse rappeler, sans peur de l’institution laïque, que c’est la connaissance des Évangiles qui poussait Bossuet à fustiger les abus des puissants, avec des mots plus sévères que ceux de n’importe quel syndicaliste contemporain : 

“Qu’on ne demande plus maintenant jusqu’où va l’obligation d’assister les pauvres ! La faim a tranché ce doute, le désespoir a terminé la question, et nous sommes réduits à ces cas extrêmes où tous les Pères et tous les théologiens nous enseignent, d’un commun accord, que, si l’on n’aide le prochain selon son pouvoir, on est coupable de sa mort, on rendra compte à Dieu de son sang, de son âme, de tous les excès où la fureur de la faim et le désespoir le précipitent” (Sermon sur le mauvais riche).

Les accusations de Fénelon

Un professeur peut-il enseigner sans peur d’être blâmé (ce qui est certes moins grave que d’être égorgé) que Fénelon puisa dans sa vocation d’homme d’Église l’encre de sa lettre à Louis XIV ? Accusant le roi de vivre “comme ayant un bandeau fatal sur les yeux”, il écrit : 

Dieu saura bien enfin lever le voile qui vous couvre les yeux, et vous montrer ce que vous évitez de voir. […] Il saura bien séparer sa cause juste d’avec la vôtre, qui ne l’est pas, et vous humilier pour vous convertir ; car vous ne serez chrétien que dans l’humiliation. Vous ne craignez point Dieu ; vous ne le craignez même que d’une haine d’esclave ; c’est l’enfer, et non pas Dieu, que vous craignez. Votre religion ne consiste qu’en superstitions, en petites pratiques superficielles.

Contraire à l’esprit des Lumières et à la laïcité ? À ce compte-là, il faudra bannir aussi Voltaire des cours de français, au motif qu’il fit l’éloge du Discours sur l’histoire universelle de l’évêque Bossuet et desAventures de Télémaque de l’évêque Fénelon, deux livres qui donnaient “une dignité et des charmes inconnus” l’un à l’histoire, l’autre au roman.

Endoctrinement contre endoctrinement

L’école, a déclaré le meurtrier de Dominique Bernard, est le symbole de la naissance du système : “Le système a besoin d’avoir des générations et de garantir la continuité de l’idéologie en place sur les nouvelles générations. C’est le symbole du polythéisme.” Si ce n’était tragique, on rirait presque à l’idée de tous les professeurs athées et anticléricaux accusés d’être des agents cachés du “polythéisme”, autrement dit des chrétiens qui s’ignorent. Un cours de culture religieuse à l’école permettrait-il aux jeunes musulmans de comprendre que l’accusation de polythéisme qu’ils portent contre le christianisme est infondée ? Un cours d’histoire suffirait-il à des ministres pour distinguer laïcité et athéisme d’État ? La lecture de quelques romans guérirait-elle les uns et les autres de leur réduction manichéenne de la littérature à une cause à défendre ? Il serait bien sûr naïf de le croire. Reste qu’un cours de français ne fournira jamais d’antidote à un endoctrinement barbare, s’il est mis au service d’un autre endoctrinement, fût-il plus civilisé.

Tags:
ÉcoleIslamLaïcitéLittérature
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