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Le catholicisme intériorisé du poète Seamus Heaney

Seamus-Heaney-AFP

PAUL MCERLANE / AFP

Seamus Heaney.

Jean Duchesne - publié le 22/08/23

Lauréat du prix Nobel de littérature, le poète irlandais n’a pas été un chrétien militant, mais il peut décomplexer bien des croyants. Ce qui a fait de lui un serviteur, note le professeur d’anglais Jean Duchesne, n’est pas sa notoriété mais l’éducation catholique qu’il a reçue comme une bénédiction.

Il y aura dix ans bientôt — c’était le 30 août 2013 — qu’est mort dans sa soixante-quinzième année le poète irlandais Seamus Heaney. Il avait reçu le prix Nobel en 1995, en un temps où le jury consacrait généralement des écrivains sans frontières, dont le verbe aiguisait les sensibilités de tous bords sans rien leur dicter. Né dans une famille nombreuse de paysans catholiques en Irlande du Nord à majorité protestante, il demeurera proche de la nature, de la terre (y compris comme matériau) et du folklore celtique. Étudiant à Belfast, il découvre, en plus de la littérature, de l’histoire et de la culture immémoriale, l’industrialisation ainsi que les affrontements entre la majorité pro-britannique et la minorité opprimée dont il fait partie et qui réclame le rattachement au reste de l’Irlande : l’Eire républicaine mais déchirée après son indépendance par une terrible guerre civile.

Le temps des “Troubles”

Vite repéré grâce à ses dons d’écriture et aussi comme pédagogue, Seamus Heaney reste à l’université (il enseignera à Dublin en Eire, à Oxford en Angleterre, à Harvard aux États-Unis) et son œuvre bientôt populaire se développe sur l’arrière-fond des « Troubles », c’est-à-dire le conflit qui oppose pendant plus de trente ans (1966-1998) en Irlande du Nord des groupes armés loyalistes ou unionistes d’un côté et de l’autre nationalistes ou républicains, avec une ségrégation, des émeutes, des assassinats et des attentats terroristes, tandis que les autorités britanniques censées réprimer les violences les aggravent (le cas le plus meurtrier étant le “Dimanche sanglant” de janvier 1972 où des soldats mitraillent des manifestants).

Seamus Heaney ne prend pas parti. Il n’ignore pourtant ni “le mutisme au cimetière du père du suspect [catholique] interné qui a fait la grève de la faim jusqu’à en mourir”, ni “l’effondrement à la morgue de la veuve du policier [protestant] abattu par vengeance”. Il dit sans emphase et fait ressentir, avec des mots de tous les jours, l’impuissance souffrante qu’exhalent ces tragédies, en les inscrivant aussi dans l’histoire longue de l’humanité : les hommes “se torturent les uns les autres et blessent dès que blessés” »”. Il sait qu’«aucun poème, conte ni chanson ne peut totalement effacer le mal infligé et subi”, mais que quelques vers “peuvent aider à saisir ce qui se passe dans le monde”.

Classicisme et espérance

C’est ce que transmettent les légendes nordiques (sa traduction de l’épopée scandinave préchrétienne Beowulf contribuera à sa célébrité), la mythologie gréco-romaine (il donnera une adaptation du Philoctète de Sophocle — une pièce injustement méconnue où le héros éponyme est victime d’ingratitude puis de trahison en marge de la Guerre de Troie et dont sont tirées les citations données ici) et des versions actualisées de Virgile, de Dante et de la poésie médiévale. Ces références antiques et classiques gardent, implicitement ou non, et toujours sans pédanterie, leur pertinence sous la plume de Seamus Heaney, mais elles ne délimitent ni ne bouchent jamais l’horizon. Il écrit ainsi : 

L’histoire dissuade d’espérer
De ce côté-ci de la tombe.
Mais, dans le cours d’une vie,
La lame de fond tant attendue
De la justice peut surgir et faire
Qu’espérance et histoire riment.

Un Irlandais sans complexe anti-anglais

Cette invincible intuition qu’un cri silencieux peut être entendu et qu’exclure tout miracle serait présomptueux ne nourrit évidemment pas une révolte stérile, mais ne repose sur aucun dogme et inspire simplement un accueil fidèle aux dons reçus. Seamus Heaney a donc été un fils, un mari et un père exemplaire (son épouse Marie a publié avec succès, sous son nom de jeune fille : Devlin, des récits du terroir irlandais). Et il n’a jamais eu qu’un seul éditeur (l’indépendant Faber and Faber, le même que T.S. Eliot, Samuel Beckett, William Golding, Derek Walcott, Harold Pinter, Kazuo Ishiguro : les autres lauréats anglophones du Nobel). 

Il assure encore n’avoir aucun scrupule à écrire, plutôt qu’en gaélique, en anglais. Il a refusé le titre de Poète lauréat qui lui était proposé de la part de la reine, mais la langue incarnée par la souveraine pour laquelle il assure n’avoir, en tant qu’Irlandais, “jamais levé son verre” lui permet d’atteindre un maximum de lecteurs. “La raison d’être de la poésie et du poète, a-t-il en effet confié, est finalement le service, qui consiste à couler l’effort personnel dans le travail dont la collectivité tout entière a besoin.” Et il a accepté une invitation pour dîner à Buckingham Palace.

Une foi non confessante

Seamus Heaney est un peu dans la même situation vis-à-vis de l’Église, sauf qu’il ne s’en est jamais distancié. Mais il n’a jamais rien dit ni fait qui aurait autorisé à l’étiqueter “écrivain catholique”. Il n’a pas davantage pris part aux débats et polémiques consécutifs à Vatican II qu’il n’a commenté les affrontements simultanés des “Troubles”. Il n’avait manifestement pas de charisme d’apôtre ni de théologien et encore moins d’apologète. Sa foi qui n’est pas confessante, et qui n’arrive ni à nommer le Christ ni à trouver les mots pour s’adresser à Dieu dans une prière publiable, imprègne néanmoins toute sa vie et son œuvre.

Il en a témoigné sans rechigner sur la sollicitation du Tablet. Ce vénérable hebdomadaire catholique, fondé en 1840 (alors que l’Église romaine commençait à recouvrer une place légitime en Angleterre) et forcément en prise sur les “affaires” de “l’actualité religieuse”, s’interrogeait sur les convictions et la spiritualité privées du poète notoirement nobélisable et qui venait de proclamer son admiration pour George Mackay Brown (1921-1996), un confrère écossais, converti à un “papisme” qui inspirait sa production lyrique.

Rayonnement

“Mon éducation catholique m’a donné droit à la joie”, a reconnu Seamus Heaney. “On parle généralement du catholicisme, ajoutait-il, en termes sociologiques : culpabilisation, répression, pudibonderie… Ce qu’on ne reconnaît pas assez, c’est son rayonnement. Ça donne du sens à tout dans le monde. C’est une prodigieuse dilatation de l’être, qui fait mesurer la profondeur des réalités, tout ce qui est caché sous le miroitement des choses qu’on voit. Je m’aperçois en vieillissant que c’est là une bénédiction que j’ai reçue dans mon enfance.”

Ce catholicisme intériorisé — et paradoxalement non expressionniste chez un poète de réputation internationale — peut décomplexer bien des croyants peu bavards sur leur foi. Le meilleur argument n’est pas des vertus personnelles comme celles dont Seamus Heaney a fait preuve dans sa famille et dans sa disponibilité bienveillante même aux inconnus qui s’adressaient à lui, mais la condition de serviteur qu’il a avoué ambitionner et la communion dans l’espérance à laquelle il introduit.

Pratique

Les œuvres de Seamus Heaney sont accessibles en français dans Poèmes, 1966-1984 (traductions d’Anne Bernard Kerney et Florence Lafon, Gallimard, 1988), et La Lucarne, suivi de L’Étrange et le Connu (Poèmes, 1991-1996, traduction Jacques Darras, Gallimard, 2005, réédition 2018).

Tags:
Littérature
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